TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -60 [Que suis-je ? je demande. Ceci ? Non, je suis cela]

mardi 20 janvier 2015, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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‘The complexity of things becomes more close,’ said Bernard, ‘here at college, where the stir and pressure of life are so extreme, where the excitement of mere living becomes daily more urgent. Every hour something new is unburied in the great bran pie. What am I ? I ask. This ? No, I am that. Especially now, when I have left a room, and people talking, and the stone flags ring out with my solitary footsteps, and I behold the moon rising, sublimely, indifferently, over the ancient chapel — then it becomes clear that I am not one and simple, but complex and many. Bernard, in public, bubbles ; in private, is secretive. That is what they do not understand, for they are now undoubtedly discussing me, saying I escape them, am evasive. They do not understand that I have to effect different transitions ; have to cover the entrances and exits of several different men who alternately act their parts as Bernard. I am abnormally aware of circumstances. I can never read a book in a railway carriage without asking, Is he a builder ? Is she unhappy ? I was aware today acutely that poor Simes, with his pimple, was feeling, how bitterly, that his chance of making a good impression upon Billy Jackson was remote. Feeling this painfully, I invited him to dinner with ardour. This he will attribute to an admiration which is not mine. That is true. But “joined to the sensibility of a woman” (I am here quoting my own biographer) “Bernard possessed the logical sobriety of a man.” Now people who make a single impression, and that, in the main, a good one (for there seems to be a virtue in simplicity), are those who keep their equilibrium in mid-stream. (I instantly see fish with their noses one way, the stream rushing past another.) Canon, Lycett, Peters, Hawkins, Larpent, Neville — all fish in mid-stream. But you understand, YOU, my self, who always comes at a call (that would be a harrowing experience to call and for no one to come ; that would make the midnight hollow, and explains the expression of old men in clubs — they have given up calling for a self who does not come), you understand that I am only superficially represented by what I was saying tonight. Underneath, and, at the moment when I am most disparate, I am also integrated. I sympathize effusively ; I also sit, like a toad in a hole, receiving with perfect coldness whatever comes. Very few of you who are now discussing me have the double capacity to feel, to reason. Lycett, you see, believes in running after hares ; Hawkins has spent a most industrious afternoon in the library. Peters has his young lady at the circulating library. You are all engaged, involved, drawn in, and absolutely energized to the top of your bent — all save Neville, whose mind is far too complex to be roused by any single activity. I also am too complex. In my case something remains floating, unattached.’

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« La complexité est plus intime, dit Bernard, ici, à l’université, où le bruit et la pression sont si intenses, et où la pure excitation de vivre devient tous les jours plus urgente. Chaque heure, on sort quelque chose de neuf d’une grande pochette surprise. Que suis-je ? je demande. Ceci ? Non, je suis cela. Surtout lorsque je quitte une pièce, les gens discutent, et les dalles résonnent sous mes pas solitaires, et je vois la lune qui se lève, sublime, indifférente, au-dessus de l’ancienne chapelle — alors il devient clair que je ne suis pas un et simple, mais complexe et nombreux. Bernard en public pétille ; en privé, il reste un secret. C’est ce qu’ils ne comprennent pas, car ils parlent de moi, sans aucun doute, ils disent que je leur échappe, insaisissable. Ils ne comprennent pas qu’il me faut effectuer des transitions ; je dois assurer les entrées en scène, et les sorties, d’hommes différents, qui jouent chacun leur tour le rôle de Bernard. J’ai une conscience hors norme des circonstances. Je ne pourrai jamais lire un livre dans un wagon sans me demander, est-ce un entrepreneur ? Est-elle malheureuse ? J’avais aujourd’hui la conscience aiguë qu’à cause de son acné le pauvre Simes voyait, avec amertume, ses chances de faire bonne impression sur Billy Jackson se réduire. J’avais de la peine pour lui, j’ai insisté pour l’inviter à dîner. Ce qu’il va attribuer à une admiration que je n’ai pas. C’est vrai. Mais "jointe à la sensibilité d’une femme" (je cite ici mon propre biographe) "Bernard possédait la sobre logique d’un homme." Maintenant, les gens qui font une impression unique, dans l’ensemble bonne (il semble y avoir une vertu dans la simplicité), sont ceux qui gardent l’équilibre au milieu du courant. (Je vois instantanément des poissons, le nez tourné dans un sens, le flux rapide du courant dans l’autre.) Canon, Lycett, Peters, Hawkins, Larpent, Neville – sont tous des poissons au milieu du courant. Mais toi, tu comprends toi, mon moi, qui répond toujours à mon appel (quelle expérience douloureuse ce serait d’appeler et que personne ne vienne ; minuit sonnerait creux, et cela expliquerait cette expression des vieillards dans les clubs – ils ont renoncé à appeler un moi qui ne vient pas), tu comprends que je ne suis que superficiellement représenté par ce que je disais ce soir. Sous la surface, et là où je suis le plus disparate, je suis aussi le plus intégré. Je compatis avec enthousiasme ; Je suis comme le crapaud dans son trou, recevant tout ce qui arrive avec une sérénité parfaite. Vous, qui parlez de moi, vous êtes très peu à avoir cette double capacité de ressentir et de raisonner. Regardez : Lycett ne croit qu’à la chasse aux lièvres. Hawkins a passé un après-midi studieux dans la bibliothèque. Peters a une petite amie à la bibliothèque de prêt. Vous êtes tous engagés, impliqués, aspirés, et absolument stimulés par vos penchants – tous sauf Neville, dont l’esprit est bien trop compliqué pour être stimulé par une activité unique. Je suis moi aussi trop compliqué. Dans mon cas, quelque chose flotte, sans attache. [1] »

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Bernard est un feu follet, une étincelle.
Mais ce serait incomplet de ne le considérer que sous cet angle, sautillant, fuyant, agile. Bernard est polymorphe.
De multiples Bernard nous regardent, nous, les petits poissons.

Et Bernard n’est pas seulement multiple, pluriel, prêt à compatir avec le premier Simes venu.
Il est capable de se dissoudre en l’autre.
Il cherche/recherche/interroge cet autre, en éprouvant, en raisonnant, et ceci très naturellement.
Peut-être qu’il a compris que le premier de ces autres avec lesquels il doit composer, c’est lui-même ? Ainsi, il s’adresse à son moi aussi simplement qu’il parle à Canon, Lycett, Peters, Hawkins, Larpent, Neville.

Il ne faut pas se contenter des voies uniques, dit Bernard, celles tendues dans une direction et une seule.
Il ne s’agit pas de bien ou de mal, puisque Bernard accueille, attentif, tout comme le crapaud dans son trou, tout comme la lune éclaire indifféremment le paysage et la chapelle, Bernard accueille ce qu’il reçoit.
C’est sa façon de percevoir, saisir, sentir, ressentir, pour espérer comprendre mieux, peut-être. Bernard dit la pluralité de l’être, cet animal complexe, doué de facettes, chacune éclairée à son tour, chacune ne pouvant donner que ce qu’elle est capable de donner.

Et il y a, avant tout, l’urgence de vivre avec, au creux des mains, ce qui sortira de la pochette surprise.
Être ceci ou cela, s’y limiter : ça n’est pas pour Bernard, être complexe et compliqué avant tout.

Se reconnaître dans l’autre, ou bien le reconnaitre lui ?
Bernard ne cherche pas son propre reflet, il ne désire pas se faire entendre de son double (ce qui serait pourtant plus facile à vivre). Il vise la découverte, la sublime découverte, toujours neuve, en constant devenir.

Ainsi, il doit déplacer sans cesse son centre de gravité, d’un interlocuteur à l’autre, avec curiosité, avec "enthousiasme".
C’est un rude équilibre de refuser le milieu du courant, tout en évitant de se laisser entraîner par le flot.
Comme d’habitude, VW pose une question au présent, incroyablement difficile : quelle sorte de petits poissons sommes-nous ?

work in progress, toujours

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1pour une fois (et sûrement la première !) pas de difficultés insurmontables
sauf peut-être la recherche d’une expression pour traduire great bran pie, qui désigne un baquet rempli de son, utilisé dans les fêtes foraines pour une sorte de pêche au trésor
"pêche au trésor" me semblait donner une image datée, un peu raccornie, j’ai préféré "pochette surprise"

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