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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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le soulèvement (4)

jeudi 22 janvier 2015, par C Jeanney

Dans son dos, le roulis d’un vélo. Puis elle entend parler quelqu’un au téléphone. Elle peut saisir un peu de son intimité, sa crainte, sa hâte, le tout brouillé par le bruit des oiseaux.
Les nuages font une lance couchée, glissante, qui s’aligne parfaitement sur l’horizon en négligeant la courbe terrestre. Des grappes d’œufs – les marins les appellent des savonnettes de mer – forment des boules reconnaissables. Des sommes rondes de cavités collées entre elles. Les vides grisés, les pleins emplis d’une sorte d’amande à la pointe effilée comme l’œil d’un dieu d’Égypte. Beige lumineux. Les enfants les lancent, les évitent, les observent, quelqu’un explique la ponte du buccin.
Il n’y aurait qu’une saison, et ce serait celle-ci. Deux claquements.
Dans la rue deux voitures coincées, pare-chocs en vis-à-vis. Dedans quelqu’un doit décider.
Les pare-brises sont couverts de buée, de gel, aussi à l’intérieur. Les deux surfaces du verre se touchent, dos contre dos et identiques, mais elles s’ignorent, le gel de l’une ne rejoint pas le gel de l’autre. Les phares sont allumés.
On tire en l’air. On disperse les manifestants. Une explosion a retenti là-bas. À peine le bruit passé, tout change. Tout a changé, tout change encore, continuellement.
Le givre sur l’herbe fond. Selon la lumière, suivant l’ombre, c’est une mer blanche en dérive de verts. Elle bouge avec une grande lenteur. Quelques morceaux de terre étendent leur découpe d’ailes asymétriques. On dirait des masques africains, couronnés d’herbe dure.
Sur une poubelle, le gel soulève des langues, on les touche, ça les change en paillettes que le ciment avale. Quelqu’un trace un chemin, il craque, ça s’écrase. Les enfants à l’école dessinent des cous rayés de rouge.
La crainte, l’urgence, se diffusent dans l’air en pointillés. Une évaporation qui prend du temps. Ou par saccades, elles se fracassent au sol quand les bouffées de vent s’en mêlent. Les surfaces s’adossent sans se toucher.
Un homme embrasse son pendentif. Il porte un casque. Son regard est terni, irrigué de peur, lointain, comme si ses yeux étaient déjà passés de l’autre côté. Des ateliers de confection s’effondrent.
L’air n’a pas d’épaisseur, la lumière le traverse d’un trait.
Le ciel s’allonge de rose le soir.
S’enlace de rose, pourpre aux oreilles et gris intense en bas. De plus en plus profond ce gris, profond de gris, de plus en plus pesant lorsqu’il approche l’horizon. À penser le poids des couleurs visible, avant qu’il se défasse, car le vent a sa propre logique.
Les logiques ne se rencontrent pas. Si elles exercent une pression, c’est par hasard, comme dans les escaliers on bouscule ou on est bousculé, hors de soi à tel point qu’on ne s’en rend pas compte.
La femme se tient assise face à la mer. Elle regarde les coquillages brisés qui scintillent, les grains, l’eau, les reflets. Elle a l’impression que chaque particule compte. Que l’ensemble en reconnait l’importance. Que l’ensemble se régénère lui-même. Par sa propre géométrie, plus complexe que la géométrie humaine. Elle regarde ce soulèvement.
La sidération de voir que l’extérieur ne bégaye pas – pourtant ça tremble – et elle, son bégaiement, dedans.
Ce qu’elle ressent, un soulèvement.
Il n’est pas passager. Il n’est pas émotif. Il ne ressemble pas aux autres soulèvements. Il n’est pas spirituel, même si le ciel y prend sa part, par ses couleurs et ses effilochements.
Il est physique. Il n’est pas négociable. Il est bruyant. Il est bondé de bruits. Ces bruits disent. Souvent quelque chose de terrible. C’est encore plus terrible, pense-t-elle, quand rien ne brise la surface, que le son retourne le son, que le bruit se renverse à l’intérieur, vers un centre illusoire. Plus terrible, pense-t-elle, bien pire lorsqu’il n’y a plus de bruits possibles.

le soulèvement (1)
le soulèvement (2)
le soulèvement (3)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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