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journalier 29 05 15 / l’orchidée

vendredi 29 mai 2015, par C Jeanney


 Il n’y est pas retourné je crois. Les débris de l’usine arasés, recyclés de longtemps. Et ceux qui l’ont connu et qui l’appelaient monsieur, la plupart morts ou éparpillés dans des vies qui n’ont plus ce parfum d’alors, des jours où il tenait ses clés dans sa main, les agitant négligemment, le pli du pantalon si net, claquant la langue parfois, soulevant une seconde le poignet rigide de sa chemise blanche, vérifiant l’heure (le temps passé, beaucoup), tournant mécaniquement sa chevalière (il l’avait dessinée, j’étais là, devant les croquis répétés des initiales croisées, le menton posé sur mes bras, lui, au crayon de papier, gommant et reprenant, moi appelant ce crayon là "crayon de bois", comme lui, jusqu’à ce qu’une fois devenue adulte on me fasse remarquer que tous les crayons de papier étaient de bois, n’empêche, on peut bien se moquer je dis comme lui, crayon de bois), ces jours-là bien finis. À la place, on peut espionner cet endroit sur une carte avec la vue par satellite, il n’y a plus de séquelles de lusine (que je pensais qu’on écrivait en un seul mot), mais une construction neuve dessus la route, effaçant les camions qui déchargeaient la tôle et repartaient bruyants de vide. C’est maintenant une maison d’accueil, avec ses dépendances, pour le quatrième âge, ou le cinquième, l’âge avancé, celui que je porte certains jours même si mon corps prétend que non, et que lui n’atteindra jamais.
Dans le jardin non plus il n’est pas retourné. Ce n’est pas un endroit compliqué vu du ciel, une structure verte avec ses allées, un bassin, il y a joué, j’ai eu peur d’oublier le nom de la rue toute proche, là où il habitait, et c’est vrai, oublié. Mais pas vraiment, plutôt rangé, en protection contre je ne sais quoi, ce quelque chose que je ne sais pas appeler, dont je ne sais pas quoi faire.
Dans ma cuisine il y a ce pot avec cette orchidée. La fleur tombée depuis des mois, un pot avec trois feuilles vernies qui se succèdent, deux très vertes, la troisième d’un jaune beaucoup trop pâle. Sous elle démarre une tige comme une bande de papier décoloré, entortillé. Il paraît que ça peut refleurir si on n’y touche pas. Alors le nom de la rue non plus, entortillé vraiment, je n’y touche pas, pour préserver les chances que ça réapparaisse. Et c’est le cas : quand j’écris au hasard, sans intention, c’est lui qui vient avec le nom de la rue oublié et les parenthèses tenaces.

(les photos ne disent pas autre chose)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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