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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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journalier 31 12 15 / antipodes

jeudi 31 décembre 2015, par C Jeanney


 La pluie a tout lavé cette nuit. Elle a coulé au hasard, recouvert des surfaces plausibles, le recto des cailloux, le toit des lettres en majuscules à la devanture du musée, les capuches et les nez, les fronts, le dôme turquoise de la cathédrale et ses bêtes sculptées, chiens assis à l’horizontale qui contredisent le plan, la gravité.
La pluie a ignoré les murs, car il n’y avait pas de vent.
Il y a le bruit des mouettes, les cris des mouettes. Aux antipodes, des cris similaires, avec la même intensité, la même tonalité, sortent des bouches de singes hurleurs. D’être semblables, issus de la même famille de bruits et pratiquement interchangeables, pourrait les transformer. Ce ne serait plus des bruits en chocs aléatoires, indifférents à l’entourage que d’autres bruits construisent avec eux, malgré eux, en même temps qu’eux, les masquant ou les ignorant, faisant silence. Lorsque les bruits des antipodes s’uniraient, ils formeraient un son empli de sens. Ils dérouleraient une narration visuelle – comme sur le panneau défilant d’un manège d’ombres chinoises.
Ce serait une lampe magique avec des lignes tracées à mesure que ça tourne – et si la ronde du manège recommence le trajet à son point de départ, ici ça se libèrerait, comme le cheval de bois sur lequel monte en amazone Mary Poppins. Chaque bruit distinct porterait sa ligne – porte, comme sur une portée.
Une ligne de profils d’arbres exotiques, acacias, acajous, arbres à pain, d’une couleur uniforme – sans doute chaude, rosé, saumon.
Une autre ligne, superposée, bâtiments, chapiteaux, clochers, immeubles à étages, d’une couleur différente – certainement froide, qui ne sait pas où elle en est entre le bleu, le vert, parce qu’elle attend d’être nommée personnellement, je pense que c’est du bleu dit l’un, du vert dit l’autre.
Le son devenu un, unique, entraînerait avec lui deux espaces différents, deux organisations qu’il engloberait dans la même perception, insigne, sans consistance, indécelable, quelque chose de ténu qui serait lié aux origines.
Et si ces attractions entre deux territoires opposés existaient, plus présentes qu’on ne l’imaginait, si elles étaient des tentatives d’unité habituelles, répétitives, passe-partout, insistantes. Les contraires ne s’annuleraient pas, ils ne s’ajouteraient pas non plus, c’est possible.
S’ils redéfinissaient d’autres catégories, d’autres genres. Si, avec leurs jonctions, ils étiraient les limites jusqu’à ce qu’elles cèdent, ce monde quitterait sa perception de lignes, dépasserait le fil à plomb que combattent les chiens sculptés, se détournerait du manège aux images fixées, faussement mises en mouvement, d’un geste.
Une aquarelle : la tache vermillon ou cinabre entre dans le papier. Une fois posée par le bout du pinceau, elle grossit en étoile hirsute, l’eau qu’elle contient entraîne la couleur hors de son périmètre, grondant presque au moment de couvrir la fibre du papier ; à l’approche des couleurs se forme un nuage flou, déconcertant, jusqu’à cette seconde suspendue où l’on sent qu’une touche de plus rendra tout homogène, d’un brun fade, identique, perdu. On se retient. On reste au bord, mains immobiles devant ce système, ces interpénétrations indociles. Les sons que produisent les notes de musique savent aussi se toucher sans réellement se mélanger, et ce qui apparaît n’a plus la couleur d’une seule note ajoutée à une autre – tout comme les cris de mouettes et d’alouates reliés d’un point du globe à l’autre ne s’ajouteraient pas en bruits mais deviendraient un son – alors, qu’est ce que c’est ?
Peut-être une vue, un vertige. Une étendue tissée de soie, piquetée de sel, chaque grain captant vers son noyau la pureté d’un début, alanguie vers l’espace, sans défense, accompagnée d’un cri lancé depuis les antipodes, mariant entre elles des bêtes que personne ne sait attraper.
Passer du plus petit au large, du lointain au tout proche, relier, relier, en traçant et traçant perpétuellement, ça pourrait sembler coq à l’âne, ou grand écart, relier ensemble ce qui semble éloigné, peut-être pas – relier, à la façon des traits que l’on tirait enfant entre des points numérotés, une silhouette apparaissait, la surprise de la découvrir – ou les constellations, scorpion, verseau, dessinées dans le ciel nocturne pour s’orienter – ou la partition pour métronome de Ichiyanagi Toshi [1], comme elle redéploie la pensée – je fais le pari d’une substance, matière noire, qui baigne et adoucit les vides entre chaque point, chaque cri d’animaux sauvages, chaque note, chaque      (laissé en suspens, car je ne sais pas la suite)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1l’image ci-dessous avec le lien vers le MoMA où c’était exposé en 2012

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