TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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marge #6

jeudi 18 janvier 2018, par C Jeanney


- sorte de journal de résidence à l’IMEC - abbaye d’ardenne -


Au deuxième étage, les revues. J’y monte sous les voûtes. Je cherche des voix de femmes, seulement de femmes. Parce que les écrits d’hommes ici sont très nombreux, on ne saurait en voir la fin. Des écrits d’hommes et des noms d’hommes s’étagent sur des kilomètres. Les femmes se calent dans des interstices – que je veux saisir.

1
La poésie n’est pas une solution.
N’est pas ce que nous croyons.
N’est pas un titre. Ni taquiner, ni plaisir, ni insistance.
Ni un sous-titre. Un sous-titre est un spécimen parfait de titre imparfait.
L’imperfection du titre, je m’en souviens.
Comme Gertrude S. se souvient.
Elle dit ensuite que des filles viendront.
Que ça ne servira à rien.
Alors qu’un homme qui vient a fort à faire.
Un chien entre. Il reconnaît Ulysse.
C’est un vieux chien. Qui a beaucoup vécu. Beaucoup traîné, beaucoup attendu. Il a assez de mémoire pour se souvenir d’Ulysse, mais pas plus. Les portes de sa mémoire s’arrêtent à la nature humaine.

2
Ensuite Isabelle G. s’assoit dans la bibliothèque. Elle prend des notes. Elle souligne les passages importants, trace des flèches explicatives, nodales, qui hiérarchisent, impriment un cause-à-effet éclairant. Elle entoure. Elle souligne deux fois le même mot. Puis les pages s’effacent – les archives sont destinées à mourir – s’effacent et ne reste que les annotation d’Isabelle G., assise dans la bibliothèque. Ne restent que des traits, des cercles, des flèches sur des pages blanches. Elle les comprend. Un mot, un seul, écrit dans la marge d’une page est resté, écrit par elle (donc n’a pas été effacé) : « paradoxal »

3
Gwenaëlle S. reprise une chaussette.
C’est venu progressivement. D’abord quelqu’un a sursauté, puis quelqu’un a suturé, a regardé, a triomphé. En face, Gwenaëlle S. a dû se choisir une activité, initier un début d’action et c’est « repriser une chaussette » qui est venu, presque par hasard, en s’infiltrant, comme par maladresse, sans qu’on le remarque, acte manqué.
Et lorsqu’elle a mentionné l’existence de la guerre ensuite – comment ne pas la voir – les chars, les divisions, les chefs, les commandos –, l’activité « repriser une chaussette » est restée dans l’ombre, un tissage négligeable et piteux, nouant et dénouant une sorte de fil obsolète.
Les mitrailleurs, les clairons, l’arbitre, la colonie, grouille-toi ! ou bêche, construis une tranchée – mais en sous-texte Gwenaëlle S. continue de repriser dans l’ombre là, derrière ce qui est écrit – ce qu’elle écrit – travail de femme – sous-titre.

4
Maintenant une revue.
Que des hommes.
Parlant tous d’un homme.
Se sont-ils enfantés eux-mêmes.
Ils parlent de femmes. Aux cuisses qu’ils caressent.
Et, sur la gourmandise, les artistes dessinent. Ils sont trois (hommes). Le thème est La Gourmandise. Au centre, l’artiste du centre dessine une femme. Cuisses ouvertes. L’artiste de gauche vient au centre lui dessiner un sexe nuageux, volatile. L’artiste de droite dessine le visage de la femme avalé par la mâchoire d’un singe géant.
Oui. Trois hommes tu vois.
Et dans la revue une fille fait se noyer les hommes.
Coupables toujours, sorelle.
– même sans avoir ni fait un geste ni dit un mot.
Toujours les hommes écrivent ou dessinent des femmes à caresser ou à se noyer, avec des fleurs.
Adilia L. ne parle pas d’hommes, mais de chaises jumelles et de cheveux coupés. Toujours, nous regardions ailleurs, c’est pour ça.
Les femmes accueillent.
Les femmes balayent les escaliers, et la brosse en heurtant les marches fait un bruit, un aboiement de petit chien.
Les femmes attendent que le vieux chien se souvienne d’Ulysse pour le reconnaître – action restreinte.

5
Les femmes tracent des aires.
(je crois que Hubert Lucot est une femme)
Marie L.S. trace des fers à cheval,
tricote ses traces, reprise ses traces et laisse le grisé s’étaler légèrement en flou autour des cercles et des tirets – les chars, les chenilles des chars, les fers à cheval de la domination empilés en murailles.
Et puis les torsades grimpent, 10, 15, 10, vers un sud et une marée qui ne peuvent pas s’accomplir.

6
Camille G. constate que son soulier se gorge de sang – pas l’épouse appropriée – gorge de sang – ce n’est pas l’épouse originale.
Une vieille a un message pour elle – le vieux chien observe en silence.
Une porte s’ouvre en sens unique. C’est ce que nous faisons nous les femmes. Vers un seul sens la chute et pas de mémoire qui tienne pour retricoter d’autres mensonges ou mettre en perspective. Les femmes savent qu’il n’y a pas de perspectives.

7
Fanny H. trouve des équivalences : deux baisers égalent deux pierres posés, deux coups de balais égalent deux aboiements de chien, douze corps crottés égalent un mur bien propre qui les remplace – il faut bien nettoyer – nettoyer est l’œuvre de tous, indifféremment, les femmes à la tâche, les hommes à la mitrailleuse – plus loin elle découvre un taudis où elle écrit avec un clou – comme nous toutes, sorelle.
Enjolras du haut de la barricade – Enjolras est le nom de poète de Louise Michel.
On arrête sa mère, elle la fait libérer (elle se rend).
C’est que tout va ensemble. L’esclave, la bête coupée en deux et écrasée, tout va ensemble. C’est bien pourquoi le drapeau noir, pour dire que le deuil est le même.
Les bombes obvient à tout dit Fanny H. C’est la guerre en sous-texte qui recommence, ou plutôt n’a jamais cessé. Elle pense à la théorie de la valeur travail, « vide de sens pour les mères » – et des visages d’enfants posés sur des genoux-oreillers.

8
« Cette paresse pitoyable que tu nommes poésie » dit Lisa L.
Il y a la vérité, et il y a le faux.
Moi aussi je suis faux fredonne le monde. Les hommes découvrent les signes et l’erreur qui les produit. La musique inquiète lacère l’oreille – mais le poème déborde.





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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • repriser des chaussettes en parlant de guerre, ça n’a rien de bizarre, normalement, les chaussettes comptent dans la guerre
    les femmes sont les idées mais le réel aussi, la force tirée de leur place humiliée pendant des siècles, l’indispensable
    et c’est pour cela que les hommes les plus faibles en ont peur et sont violents, et se barricadent
    soutenir les victimes et les considérer, eux, les pauvres comme des idiots nécessaires, ou comme, rêvons, de formidables associés, amis, compléments
    mais continuer à repriser chaussettes (même en esprit quand, comme moi, on en est incapable) et à repriser les mots puisque, pendant des siècles aussi, la poésie et la littérature n’aurait pas existé sans les femmes, même quand elles n’étaient là, officiellement, que comme muse, mécène, soutien (leur restait la correspondance, et l’écriture privée)
    Brigetoun avec son crâne plein de bouillie digérant ce beau billet... juste le début de digestion,

  • Quel texte ! J’en reste sans voix. Sujet sensible. Ces femmes que tu rends visibles.
    Merci sorella !

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