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journalier 07 03 19 - du poisson

jeudi 7 mars 2019, par C Jeanney


 tôt ce matin c’est le mot inadéquation qui est arrivé dans mes pensées de demi réveil, d’abord très discrètement, au milieu des restes d’images rêvées, un balcon, une chute horizontale qui traverse une forêt, presque un lancement, rocket man, sauf que c’était tomber, tomber le verbe qui convenait, c’est là que le mot inadéquation a dû se faufiler, peut-être qu’il a toussé un peu pour que je le remarque comme ces gens qui veulent qu’on se pousse pour les laisser passer, puis il s’est orienté (ce mot) très nettement vers l’écriture, l’acte d’écrire, ce n’était plus le mot (inadéquation) flottant, capable de se poser un peu partout, désinvolte, volatile, dédaigneux et abstrait, c’était devenu un mot très impliqué, vindicatif, un mot volontaire, un peu obtus, un mot qui militait
 il disait (le mot inadéquation) qu’il était presque indispensable, lui, qu’il en fallait (de l’inadéquation) dans l’écriture, et il bougeait énergiquement, comme l’aurait fait un commercial ou un représentant par exemple en ventilateurs, qui aurait mouliné pour mieux vanter les performances des pales avec de grands gestes tournoyants, oh il tordait sa bouche aussi de façon cocasse, il mimait, il imitait une voix dramatique, il prenait des postures comme ces acteurs du cinéma muet, théâtraux, « ne pas occuper son temps comme tout le monde ! ne pas se préoccuper de ce qui préoccupe tout le monde ! écrire en écart à l’écart, en sorte de retranchement » (il fronçait les sourcils façon conspirateur) « ne pas s’approcher de l’écriture admissible produit de consommation culturelle » (il soulevait les mains avec une grimace de dégoût, comme s’il venait de toucher de la poisse) « être hors des clous » (il relevait la tête avec fierté, un coup de talon sec sur le sol puis les jambes droites, rigides, un petit caporal), et pendant qu’il s’agitait (le mot inadéquation) il se légitimait, il se drapait dans son orgueil, montait sur sa petite estrade, criait « je ne suis pas comme tout le monde » avec l’assurance de ne pas l’être
 et puis il entendit les inadéquations des autres, il y en avait tellement que ça faisait cette sorte de rumeur de ressassement, un bruit de lavage en machine, un train, la mer, le piétinement et l’arrachement des vagues — sur un papier qui sortait de sa poche étaient écrits le mot singulier et le mot différent mais c’était si chiffonné que ça ne ressemblait à rien
 cette sorte de croyance qui cache la haine des autres, ou bien simplement de la peur, qui cache une étrange méfiance de soi, une peur de ne pas être à leur hauteur, qui se transforme en complexe de supériorité, ou d’infériorité en pendant inversé qui fait équivalence, cette croyance en l’artiste qui serait forcément maudit, et unique, et singulier, je crois que c’est nocif, ça grignote au-dedans en produisant des humeurs détestables, humeurs au sens de bile, de fiel, on passe son temps à macérer sa différence comme on rongerait son os, instinctivement, mécaniquement, et pendant ce temps-là on ne crée pas
 le mot inadéquation exige, sépare, décide et trie, balance du moi-moi-moi au-dessus de la nasse et s’en délecte, et toute la part commune qui pourrait exister en nous, quand on écrit, se rétrécit
 je ne veux pas écrire pour les autres, pour propager ma « bonne parole »
 je ne veux pas écrire contre les autres pour leur prouver que je ne suis pas comme eux
 je ne peux qu’écrire avec, en emmenant tenant emportant pourchassant accueillant ce avec
être au milieu de tout, et y écrire
donner des coups de pieds à ce qui fait métier de séparer
inadéquation est un sac de plastique vide, je ne veux pas être le poisson qui insiste pour en sortir, s’obstine en se trompant de côté et s’asphyxie — et puis ce matin, des gens passent, des camions déchargent, des vélos évitent, des pigeons se dispersent, se retrouvent et se congratulent, on dirait bien qu’il va faire clair

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • écrire une inadéquation au tableau noir et ne pas arriver à la résoudre : le dilemme d’Einstein et en plus tiré par les cheveux.

  • sacré mot qui m’a retenue... dont j’ai suivi avec sentiment d’être en adéquation avec ce qui en était dit les ravages, les insistances, et cette fichue façon qu’il a de s’installer sous les bruits qui nous viennent... que ma foi je crois que l’heure du départ vers le charroi de manteaux (une partie) avant rangement est passée, que cette décision d’entamer la mise à mort de l’hiver est inadéquate (quant aux bruits sur France Culture, ne sais ce qu’ils disent actuellement, je les gomme pour répondre, mais vais tout de même rechercher l’émission sur les vaudois du Lubéron que ma douche a en partie masquée parce qu’elle j’étais en intérêt avec elle.

  • c’est cette question du pourquoi de l’écriture qui ne cesse pas de se poser à nous - pourquoi pas aussi, tu remarqueras - on ne fait pas d’humour avec ces choses-là - il y a dans le livre que je viens de m’offrir (chez Agone Un peuple en révolution) une chanson qui commence la narration (si c’en est une) (c’en est une) de Chico Buarque, Tanto mar - ce serait le lieu du commentaire, celui de ce qui se trame, s’écrit, se dit en nous, ce serait le moment de laisser aller les doigts et les idées, comme ce qui peut bien venir, on ne sait pas, il pleut en giboulées, il vente aussi, je vais écouter, je vais lire, écrire chanter et pleurer - bonne journée - c’est la fatigue, tu vois - adéquat ou pas, courage

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