TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -89 ["elle chassait le troupeau des ombres"]

mardi 14 mai 2019, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

The sun fell in sharp wedges inside the room. Whatever the light touched became dowered with a fanatical existence. A plate was like a white lake. A knife looked like a dagger of ice. Suddenly tumblers revealed themselves upheld by streaks of light. Tables and chairs rose to the surface as if they had been sunk under water and rose, filmed with red, orange, purple like the bloom on the skin of ripe fruit. The veins on the glaze of the china, the grain of the wood, the fibres of the matting became more and more finely engraved. Everything was without shadow. A jar was so green that the eye seemed sucked up through a funnel by its intensity and stuck to it like a limpet. Then shapes took on mass and edge. Here was the boss of a chair ; here the bulk of a cupboard. And as the light increased, flocks of shadow were driven before it and conglomerated and hung in many-pleated folds in the background.

 ma traduction


Le soleil tombait à l’intérieur de la pièce en rais triangulaires et nets. Tout ce qui s’illuminait se dotait d’une vie frénétique. L’assiette se changeait en lac blanc. Le couteau devenait une dague de glace. Tout à coup, les verres se révélaient, tenus par des stries de lumière. Les tables et les chaises remontaient à la surface comme si, ayant plongé dans l’eau, elles en ressortaient couvertes d’une pellicule aussi rouge, orange et pourpre que la peau de fruits mûrs, éclatants. Les veines sur le glacis de la porcelaine, le grain du bois, les fibres du tapis semblaient se graver en traits de plus en plus fins. Rien n’avait d’ombre. La jarre semblait si verte que l’œil en était aspiré par son intensité comme par un entonnoir et qu’il restait collé à lui, telle une patelle. Puis les formes récupéraient leurs limites et leurs poids. Ici une chaise saillante ; là le bloc d’une armoire. Et à mesure que la lumière augmentait, elle chassait le troupeau des ombres, les rassemblait et les piégeait dans les replis multiples en arrière plan.

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  mes choix et questionnements
un passage assez court qui vient clore une des ces parenthèses qui ponctuent les Vagues
c’est la course du soleil, à chaque fois prise à un moment différent, et l’addition de ces moments ne dure qu’une journée
c’est toujours très progressif et très précis
comme l’observation à la loupe d’une expérience
ici la vie est insufflée

  a fanatical existence
j’avais d’abord tenté "une vie extrême", "une existence extrême", mais fanatical est bien plus fiévreux, plus extra-ordinaire, jusqu’au-boutiste, il marque une sorte de point de non retour, c’est une éclosion furieuse et on ne reviendra pas en arrière
on a souvent tendance à décrire le spectacle de la nature comme paisible, ça rentre tout à fait dans la catégorie "ouvrage de dame" que de le décrire avec minutie et précision ("ciselé" on dira) (et on ajoutera des adjectifs élégants ou raffinés, mais pas de ça ici)
il y a une immanence, une dureté
les rayons de soleil tombent dans la pièce comme des wedges, des coins ("instruments triangulaires, en bois, en métal, pour fendre, ou serrer et assujettir)
un travail de bûcheron
la vie qui en résulte est incontrôlable
je tente "frénétique" pour fanatical

  Suddenly tumblers revealed themselves upheld by streaks of light
c’est très difficile de rendre ce qui se joue ici sans tomber dans le bavard ou la démonstration
upheld, maintenir, soutenir, faire respecter
la lumière structure les verres qui sont révélés à eux-mêmes grâce à elle, la lumière construit
je tente "tenus" et "stries" pour la raideur de ces mots, pour insister sur cette sorte d’échafaudage que fabrique la lumière, qui n’est pas transparente ou fluide, ni vaporeuse, c’est un outil, comme un coin de métal, on se tient toujours loin de "l’ouvrage de dame", ce n’est pas une broderie

  like the bloom on the skin of ripe fruit
j’avais d’abord pensé à "duvet", et puis non, "duvet" est trop délicat, "peau" est plus charnel
il s’agit ici de prendre à pleine main, pas de couler sur les choses avec douceur
d’ailleurs avec la phrase suivante (The veins on the glaze of the china, the grain of the wood, the fibres of the matting became more and more finely engraved), ce sont des entailles qui apparaissent, de fines encoches gravées, "veines" rappelle le côté charnel, "gravé" l’artisan au travail

  A jar was so green that the eye seemed sucked up through a funnel by its intensity and stuck to it like a limpet
la phrase la plus difficile à organiser dans ce passage
ce serait plus simple si je me débarrassais de ce mot, funnel (entonnoir) qui n’est pas très gracieux en français, mais je n’ai pas l’intention de faire dans le gracieux, et puisqu’il y a funnel je garde funnel

  Here was the boss of a chair ; here the bulk of a cupboard
boss, bulk, les sonorités sont courtes, incisives, font choc
j’avais d’abord traduit bulk par "volume", mais en français le mot "volume" se déploie harmonieusement, ici bulk marque une retombée sourde, comme le pas lourd d’une chaussure à grosse semelle, je tente "bloc"
et boss marque aussi une autorité, une fin de non recevoir, je choisis "saillant" pour son côté tranchant
j’avais aussi d’abord traduit cupboard par "vaisselier", mais c’est trop délicat, trop travaillé, je décide donc de traduire par "armoire" qui est moins précis, plus rustique

  And as the light increased, flocks of shadow were driven before it and conglomerated and hung in many-pleated folds in the background
flocks, ce pourrait être essaims, nuées, volées
mais j’ai besoin d’une matière plus frustre
rien n’est apprêté ici
le jeu des ombres et de la lumière n’est pas vu comme un jeu justement, ça n’a rien de décoratif
"troupeau" et "chasse" correspondent mieux
et plutôt que de chercher une façon de formuler plus agréable en remplaçant background par "décor" ou "fond", je garde "arrière-plan"
c’est d’une certaine manière se souvenir qu’il y a un oeil, celui de VW, attentive, qui hiérarchise ce qu’elle observe, de façon quasi cinématographique

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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