TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -94 ["un délicieux mélange de confusion, d’incertitude, de possibilités, de spéculations"]

mardi 9 juillet 2019, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘I wish, then, after this somnolence to sparkle, many-faceted under the light of my friends’ faces. I have been traversing the sunless territory of non-identity. A strange land. I have heard in my moment of appeasement, in my moment of obliterating satisfaction, the sigh, as it goes in, comes out, of the tide that draws beyond this circle of bright light, this drumming of insensate fury. I have had one moment of enormous peace. This perhaps is happiness. Now I am drawn back by pricking sensations ; by curiosity, greed (I am hungry) and the irresistible desire to be myself. I think of people to whom I could say things : Louis, Neville, Susan, Jinny and Rhoda. With them I am many-sided. They retrieve me from darkness. We shall meet tonight, thank Heaven. Thank Heaven, I need not be alone. We shall dine together. We shall say good-bye to Percival, who goes to India. The hour is still distant, but I feel already those harbingers, those outriders, figures of one’s friends in absence. I see Louis, stone-carved, sculpturesque ; Neville, scissor-cutting, exact ; Susan with eyes like lumps of crystal ; Jinny dancing like a flame, febrile, hot, over dry earth ; and Rhoda the nymph of the fountain always wet. These are fantastic pictures — these are figments, these visions of friends in absence, grotesque, dropsical, vanishing at the first touch of the toe of a real boot. Yet they drum me alive. They brush off these vapours. I begin to be impatient of solitude — to feel its draperies hang sweltering, unwholesome about me. Oh, to toss them off and be active ! Anybody will do. I am not fastidious. The crossing - sweeper will do ; the postman ; the waiter in this French restaurant ; better still the genial proprietor, whose geniality seems reserved for oneself. He mixes the salad with his own hands for some privileged guest. Which is the privileged guest, I ask, and why ? And what is he saying to the lady in ear-rings ; is she a friend or a customer ? I feel at once, as I sit down at a table, the delicious jostle of confusion, of uncertainty, of possibility, of speculation. Images breed instantly. I am embarrassed by my own fertility. I could describe every chair, table, luncher here copiously, freely. My mind hums hither and thither with its veil of words for everything. To speak, about wine even to the waiter, is to bring about an explosion. Up goes the rocket. Its golden grain falls, fertilizing, upon the rich soil of my imagination. The entirely unexpected nature of this explosion — that is the joy of intercourse. I, mixed with an unknown Italian waiter — what am I ? There is no stability in this world. Who is to say what meaning there is in anything ? Who is to foretell the flight of a word ? It is a balloon that sails over tree-tops. To speak of knowledge is futile. All is experiment and adventure. We are for ever mixing ourselves with unknown quantities. What is to come ? I know not. But as I put down my glass I remember : I am engaged to be married. I am to dine with my friends tonight. I am Bernard, myself.’

 ma traduction


« J’ai envie maintenant, après cette somnolence, de briller de tant de facettes à la lumière des visages amis. J’ai traversé la région sans soleil de l’identité abolie. Un pays étrange. Durant ce temps d’apaisement, ce temps de satisfaction qui efface tout, j’ai entendu le souffle de la marée, son flux et son reflux hors du cercle de lumière vive, un roulement fou furieux. J’ai vécu un instant de paix immense. C’est peut-être ça le bonheur. À présent, des piques de sensations me rattrapent et me ramènent vers elles ; la curiosité, la voracité (j’ai faim) et le désir irésistible d’être moi. Je pense au gens à qui je peux parler : Louis, Neville, Susan, Jinny et Rhoda. Avec eux, je suis multiple. Ils m’arrachent à l’obscurité. Nous nous verrons ce soir, dieu merci. Dieu merci, je n’aurai pas à être seul. Nous allons dîner ensemble. Nous dirons au revoir à Percival qui part en Inde. Cette heure est encore lointaine, mais je sens déjà les signes annonciateurs, les éclaireurs, les silhouettes de mes amis absents. Je vois Louis, taillé dans la pierre, sculptural ; Neville, coupant comme des ciseaux, exact ; Susan, les yeux pareils à des globes de cristal ; Jinny, dansant comme une flamme, fébrile, ardente sur la terre sèche ; et Rhoda, la nymphe de la fontaine toujours ruisselante. Ce sont des images fantastiques — des fictions d’amis absents, des visions grotesques, hydropiques, elles s’évanouissent à peine touchées du bout du pied. Pourtant, leur tambour me rappelle à la vie. Il dissipe les vapeurs. Je commence à n’en plus pouvoir de la solitude — de ses draperies étouffantes et malsaines qui pèsent sur moi. Oh, les déchirer et agir ! N’importe qui fera l’affaire. Je ne suis pas difficile. Le balayeur de rue fera l’affaire ; le facteur ; le serveur de ce restaurant français ; ou mieux encore, son affable propriétaire dont l’amabilité semble ne s’adresser qu’à vous seul. Il mélange la salade lui-même pour un convive privilégié. Qui est cet hôte de marque, je me le demande, et pourquoi ? Et que dit-il à la femme aux boucles d’oreilles ? Est-elle une amie, une cliente ? Je sens immédiatement, assis à ma table, un délicieux mélange de confusion, d’incertitude, de possibilités, de spéculations. Les images se multiplient aussitôt. Ma fécondité m’embarrasse. Je pourrais décrire chaque chaise, table, client ici, abondamment, librement. Mon esprit bourdonne ça et là et dépose sur tout son voile de mots. Parler de vin, même avec le serveur, c’est concocter une explosion. La fusée monte. Des grains d’or retombent et fertilisent le sol riche de mon imagination. L’inattendu total de cette explosion — voilà la joie de l’échange. Moi, mêlé à un serveur italien inconnu — qui suis-je ? Il n’y a pas de stabilité en ce monde. Qui pour dire le sens de chaque chose ? Qui pour prédire l’envol d’un mot ? C’est un ballon qui vogue au-delà de la cime des arbres. Parler de connaissance est vain. Tout est expérience, tout est aventure. Nous nous mélangeons sans cesse à des quantités dont nous ne savons rien. Qu’est-ce qui va arriver ? Je ne sais pas. Mais, je repose mon verre et je me souviens : je suis fiancée. Je dois dîner avec mes amis ce soir. Je suis Bernard, je suis moi. »

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 quelques uns de mes choix et questionnements

ce n’est pas que c’est très difficile de traduire VW, ça l’est mais pas seulement
je veux dire faire du trapèze est difficile mais on peut espérer en s’entraînant avec obstination, avec une volonté de fer (de faire) et beaucoup d’entraînement, y arriver
je suppose qu’on peut toujours tout traduire, on peut toujours trouver des réponses futées, même à ce qui est intraduisible, on peut toujours tenter de fabriquer une sorte d’équivalence entre un texte dans une langue et un texte dans une autre langue
ce serait alors une question de technique (vocabulaire grammaire syntaxe, connaissances, exercices pratiques) et avec les bonnes éprouvettes, les bons composants, les formules chimiques adaptées, on pourra toujours fabriquer une émulsion qui tienne la route dans un laboratoire de traduction sérieux, en tant que laborantin (traducteur-trice) expérimenté-e
mais avec VW c’est autre chose
comme elle se demande, pratiquement à chaque phrase, d’où elle écrit et vers quoi
comme elle interroge constamment l’identité, le réel, la surface des choses et le positionnement de qui écrit à leur propos
comme pour elle écrire c’est s’interroger, pour la traduire il faut rendre ses interrogations, c’est-à-dire se placer à l’endroit instable qu’elle désigne
ce n’est pas seulement comprendre
(enfin si, bien sûr que si on ne comprend pas sa phrase, ce sera un chouilla plus coton)
c’est comprendre-ressentir-éprouver-intégrer-avaler ses questions
se placer sur le fil où elle se tient en équilibre
(donc naviguer à vue, écoper, ramer, sombrer par moment, louvoyer) (la vie donc)

j’écope, je tangue, je navigue à vue, je louvoie avec par exemple
many-faceted under the light of my friends’ faces (pour rendre une fluidité)
non-identity (pour dire un espace hors espace)
this drumming of insensate fury (pour rattacher cela au flux et non pas au cercle de lumière)
dropsical (boursouflé, gonflé, déformé, avec un terme technique qui emmène doucement la captation vers une sorte d’être mythologique)
to bring about an explosion (fabriquer, laborantin au travail)
unknown quantities (sommes inconnues, ou comment dire, comment qualifier ce qu’on ne sait pas, des substances en nombre)

et puis il y a aussi la question de la porosité
rester poreux (c’est-à-dire vivant)
ne pas se laisser aller à penser qu’on a trouvé une formulation qui serait la bonne solution
ça n’existe pas
c’est personnel une traduction
c’est intime
c’est un peu comme demander à des visiteurs de décrire un tableau de Miró à d’autres qui ne le verraient pas
chacun va expliquer du mieux qu’il peut les signes qu’il observe, les formes, sans doute qu’il y aura une sorte d’accord unanime sur les couleurs et les intensités, sur l’occupation de l’espace, la structure
mais ce que le tableau raconte, c’est personnel
c’est même à ça qu’il sert, à dire quelque chose d’infiniment personnel
Les Vagues, ce n’est pas qu’une fois traduites dans une autre langue elles seront toutes différentes de l’original, c’est obligé
c’est qu’en les commentant, en les racontant, en mettant sur pied une construction partageable qui dise voilà, c’est une traduction, au final on s’adresse à un seul humain, on raconte seul ce que l’on comprend seul, on l’expose, et on tâtonne, on reste poreux pour recevoir ce que d’autres ont compris, ressenti (une aventure, une expérience, dit VW)
ce n’est pas une solitude savante, ou sachante, avec des certitudes tout autour du ventre
c’est une solitude d’atome, et c’est aussi de ça qu’elle parle VW dans la bouche de Bernard
se déplacer dans un grand tout, passant des cercles de lumière aux roulements des flots (vivre)
guetter les explosions (vivre)
les grains d’or, les visages des amis
dans les limites incertaines de nos vies illimitées (dans le vivre, l’écrire)

(work in progress)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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