TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -98 ["Le vent haletait comme un tigre "]

vendredi 29 novembre 2019, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘Now let us issue from the darkness of solitude,’ said Louis.
‘Now let us say, brutally and directly, what is in our minds,’ said Neville. ‘Our isolation, our preparation, is over. The furtive days of secrecy and hiding, the revelations on staircases, moments of terror and ecstasy.’
‘Old Mrs Constable lifted her sponge and warmth poured over us,’ said Bernard. ‘We became clothed in this changing, this feeling garment of flesh.’
‘The boot-boy made love to the scullery-maid in the kitchen garden,’ said Susan, ‘among the blown-out washing.’
‘The breath of the wind was like a tiger panting,’ said Rhoda.
‘The man lay livid with his throat cut in the gutter,’ said Neville. ‘And going upstairs I could not raise my foot against the immitigable apple tree with its silver leaves held stiff.
‘The leaf danced in the hedge without anyone to blow it,’ said Jinny.
‘In the sun-baked corner,’ said Louis, ‘the petals swam on depths of green.’
‘At Elvedon the gardeners swept and swept with their great brooms, and the woman sat at a table writing,’ said Bernard.
‘From these close-furled balls of string we draw now every filament,’ said Louis, ‘remembering, when we meet.’
‘And then,’ said Bernard, ‘the cab came to the door, and, pressing our new bowler hats tightly over our eyes to hide our unmanly tears, we drove through streets in which even the housemaids looked at us, and our names painted in white letters on our boxes proclaimed to all the world that we were going to school with the regulation number of socks and drawers, on which our mothers for some nights previously had stitched our initials, in our boxes. A second severance from the body of our mother.’
‘And Miss Lambert, Miss Cutting and Miss Bard,’ said Jinny, ‘monumental ladies, white-ruffed, stone-coloured, enigmatic, with amethyst rings moving like virginal tapers, dim glow-worms over the pages of French, geography and arithmetic, presided ; and there were maps, green-baize boards , and rows of shoes on a shelf.’

 quelques uns de mes choix et questionnements

pour mieux traduire ce passage pour le moins « woolfien », je dois d’abord faire le point : qui parle et surtout pourquoi cette parole à ce moment précis
ils sont tous les 7 assis autour d’une table, c’est une réception,
les 6 voix principales auxquelles s’ajoute la présence silencieuse et décisive de Percival, qui vient d’arriver
si Percival est là, lui qui a été tant attendu, espéré, rêvé, et puisqu’il est maintenant là, assis avec les autres, on va pouvoir faire le point
comme si tous avaient escaladé une colline pour le rejoindre, et à l’heure du repos on examine le trajet accompli, le panorama où ne se voit pas uniquement ce qui existe, mais aussi ce qui a existé, on peut même s’observer soi-même en train de monter sur le sentier
qu’est-ce qui reste ?
des images, des sensations
des moments d’émerveillement, de choc, de stabilisation
mais pour encore mieux traduire ce passage, je dois ensuite oublier là où ils sont
ce sont leurs silhouettes éthérées fantomatiques qui parlent, ce sont leurs âmes

  Now let us issue from the darkness of solitude,’ said Louis .
je tente plusieurs approches, je repousse le mot « ténèbres » trop dramatique à mes yeux
j’aimerais ajouter quelque chose de « visuel », par exemple je tente « Quittons maintenant la zone obscure de la solitude »
mais non, car en plus de s’éloigner du texte, ça donnerait une matérialité qui ici est dépassée
c’est au-dessus des corps que ça parle
bref, beaucoup de temps à manipuler/examiner cette phrase, pour un résultat qu’on peut penser simpliste au final, mais c’est une des leçons de ce que fabrique le geste de traduire
traduire VW, ce n’est pas efficace ni performant, ça ne se « juge » pas à la rapidité à trouver une solution, ni à l’originalité de celle-ci
ça se mesure aussi dans un autre système horaire, temps étiré, allongé, où quelques mots sont soupesés longtemps
si ce travail ne se voit pas à l’arrivée, ce n’est pas qu’il était inutile, on ne se « rabat » pas sur le plus simple, on le choisit (en pensant faire « au mieux ») après avoir tenté de lister une somme considérable d’options
garder à l‘esprit que d’autres options sont sur la table est une activité besogneuse et un peu invisible, mais nécessaire

  The furtive days of secrecy and hiding, the revelations on staircases, moments of terror and ecstasy .
secrecy and hiding, comme c’est simple en anglais, comme ça coule, comme ça présente clairement, c’est aussi facile que diriger une lampe sur ce qu’on examine
« secrets et cachotteries » est plus long, plus entrecoupé de sonorités presque rugueuses, hachées
comment faire autrement ?
je ne suis pas contente de ma solution « Les jours fugaces de secrets et de cachotteries, les révélations entre deux marches d’escaliers, les moments de terreur et d’extase. »
comme d’habitude quand je coince, je vais voir ce qui a été fait par d’autres
Michel Cusin : « Le temps des secrets furtifs et des cachotteries, les confidences dans l’escalier, les instants de terreur et d’extase. »
(c’est très bien, mais je préfère que le temps soit furtif, pas les secrets)
Cécile Wajsbrot : « L’époque des secrets furtifs, des cachotteries, des révélations dans l’escalier, les moments de terreur et d’extase. »
(oui, décidément ce furtif est un problème)
Marguerite Yourcenar : « Parlons de nos jours passés pleins de secrets et de cachotteries furtives, des révélations obtenues sur une marche d’escalier, de nos moments de terreur et d’extase. »
(quand je pense que j’avais des scrupules à ajouter « entre deux marches d’escalier » / furtif/furtive est visiblement une sorte de patate chaude qu’il faut bien caser quelque part)
je ne suis pas plus avancée
au moins, je peux questionner le choix de révélations ou confidences
je choisis révélations qui va avec our preparation, nous avons appris ensemble, certains d’entre nous ont révélé aux autres des vérités, ils nous ont éclairés (et puis il me semble que le sens de confidences est présent dans cachotteries)

 Old Mrs Constable lifted her sponge and warmth poured over us,’ said Bernard. ‘We became clothed in this changing, this feeling garment of flesh.
(en aparté, je lis chez Marguerite Yourcenar « La vielle mère Constable pressait au-dessus de nos têtes son éponge toute ruisselante d’eau chaude, dit Bernard », et c’est exactement ce genre de traduction que je veux fuir, c’est difficile à expliquer, ce doit être comme ce qu’on appelle la violence symbolique, il faut être prolo pour ressentir ça, pour déceler le mépris derrière ce qui ne l‘affiche pas clairement, je suis une prolo donc j’ai beaucoup de mal avec les sous-titres constants de Marguerite, elle ne traduit pas Les Vagues, elle écrit Les Vagues, elle se place à côté de VW, elle l’écoute parler, puis elle lui dit « tu es gentille ma bichonnette mais maintenant tais-toi, laisse-moi faire, je m’y connais, je vais dire ce que tu tentes de dire mais en mieux, là ton truc on ne comprends rien, on ne sait pas la chaleur d’où elle coule, je vais ajouter nos têtes, de l’eau et du ruisselant, tu vas voir, ça va améliorer l’ensemble », position en surplomb (on n’est pas première femme élue membre de l’académie française pour faire rigoler les oursins) sans compter cette violence symbolique justement, adressée à qui va lire, « si je n’ajoute pas les sous-titres on ne comprendra pas, les gens du commun ne sont pas assez équipés en neurones », alors que justement tout le travail de VW est là, dans ce qu’elle offre qui n’est jamais en surplomb
toujours, constamment, sans cesse, VW présuppose que nous ne sommes pas idiots, elle nous fait confiance, je ne sais pas, mais si on raye d’un coup sec diablement efficace (quel mot laid, efficace) cette confiance, est-ce qu’on ne détruit pas quelque chose de très fin, de très fragile, de très beau aussi, du genre de ces choses qui font lire, aimer, être ?)
bref, c’est ‘We became clothed in this changing, this feeling garment of flesh.’ qui me travaille, il faut éviter de répéter habits/habillés vêtements/vêtus
je tente plusieurs formulations, car il y a l’idée d’une étape : nous enfilons un vêtements que nous n’avions pas précédemment, un peu comme une initiation, la preuve que nous sommes entrés dans la « société humaine » après avoir été « enfant sauvage et nu » on pourrait dire
je ne trouve pas comment répercuter cette idée d’étape fondatrice dans la phrase, mais est-ce qu’il ne fallait pas au fond que je la comprenne pour mieux traduire la suite ? c’est ça aussi la traduction : lire le texte est une chose, traduire le texte c’est s’approcher très près, si près qu’on voit des sens qui échapperaient sinon
je mets beaucoup de temps à louvoyer/tenter/tester avant de choisir « Nous avons pris cet habit, changeant, sensible, ce vêtement de chair. »

 ‘ The breath of the wind was like a tiger panting,’ said Rhoda .
là c’est de la mécanique
si je traduis par « Le souffle du vent était comme le halètement du tigre », on sera d’accord pour trouver la phrase un peu poussive (c’est comme regarder avancer un sherpa au milieu des cailloux qui dévalent la pente)
c’est un problème de verbe, le verbe était
aussi ce mot halètement, le halètement du tigre ça ne me va pas, en tout cas pas ainsi, pas dans cet ordre
ce qui est bien avec était c’est que c’est un verbe pâle, malléable, une sorte de liant qu’on met dans la cuisine mais qui n’a pas de saveur, juste utile à faire tenir les ingrédients ensemble
si je remplace était par haletait, je fais d’une pierre deux coups, je me débarrasse de halètement et je rends la phrase plus fuselée (le sherpa disparaît dans les cimes)
« Le vent haletait comme un tigre » (je suis assez contente, presque fière) (mon ego redescend de deux points lorsque je vois que Michel Cusin et Cécile Wajsbrot ont eu l’idée bien avant moi) (je ne suis pas première femme nommée au déshalètement français)

  In the sun-baked corner
j’aime énormément cette image, le soleil qui cuit l’angle, c’est très concret
mais en français le coin cuit de soleil, ou cuisant de soleil, semble bancal, je ne saurais pas expliquer pourquoi
par contre, si je veux garder l’idée de cuisson, recuit de soleil fonctionne (c’est étonnant, je ne saurais pas expliquer pourquoi non plus)

 remembering, when we meet.’
j’avoue, ici je fais « au mieux »
c’est-à-dire sans ajouter de commentaire, mais sans être certaine non plus de trouver les mots justes
tous ces moments énumérés, ces temps d’apprentissage, de terreur et d’extase, ils peuvent être examinés au calme ici, autour de cette table, car Percival est là
c’est la place des souvenirs qu’on interroge
ils nous ont construits, notre rencontre a fait que nous sommes qui nous sommes
j’en arrive à cette formulation « « De ces pelotes de ficelle serrées, nous tirons maintenant chaque filament,dit Louis, nos souvenirs, quand nous nous rencontrons. »

  to hide our unmanly tears
en français, unmanly pourrait être traduit par efféminé
(mais ça ne va pas ici) (ici, unmanly prend aussi le sens de « mauviette » pour le faire court) (c’est à la fois puéril et dénué de tout ce qui fait domination masculine)
au mot à mot on pourrait dire « non viriles »
mais franchement des larmes non viriles, ça ne m’emballe pas
je m’en sors avec des larmes si peu viriles

beaucoup d’autres questionnements
ce passage s’arrête sur une rangée de chaussures
la suite sera elle aussi de cette teneur
des filaments de souvenirs qu’on tire d’une pelote de ficelle, parce qu’on est réunis, autour d’une table
aussi la liste des détails qui ont fait acte d’initiation
ils sont tout à la fois, tragiques, anodins, merveilleux
il n’y a pas de jugement
VW est un sismographe qui enregistre les secousses, toutes, les imperceptibles autant que les grands tremblements
elle ne dit pas c’est bien/c’est mal, ce n’est pas le/son problème
son problème c’est de garder les yeux ouverts
d’être avide et tenace sans posture, sans fioritures
sincèrement, constamment

 ma traduction


« Quittons maintenant l’obscurité de la solitude », dit Louis.
« À présent, brutalement, directement, disons ce que nous avons en tête, dit Neville. Notre isolement, notre apprentissage est fini. Les jours fugaces de secrets et de cachotteries, les révélations entre deux marches d’escaliers, les moments de terreur et d’extase. »
« La vieille Mme Constable levait son éponge et la chaleur coulait sur nous, dit Bernard. Nous avons pris cet habit, changeant, sensible, ce vêtement de chair. »
« Le cireur de chaussures faisait l’amour avec la servante dans le potager, dit Susan, au milieu de la lessive gonflée de vent. »
« Le vent haletait comme un tigre », dit Rhoda.
« L’homme gisait, livide, la gorge tranchée dans le caniveau, dit Neville. Et en montant, je ne pouvais pas soulever le pied, je butais contre le pommier, impitoyable avec ses feuilles d’argent toutes raides.
« La feuille dansait dans la haie sans personne pour la souffler », dit Jinny.
« Dans le coin recuit de soleil, dit Louis, les pétales nageaient parmi les profondeurs de verts. »
« À Elvedon, les jardiniers nettoyaient et nettoyaient, munis de leurs grands balais, et la femme assise à une table écrivait », dit Bernard.
« De ces pelotes de ficelle serrées, nous tirons maintenant chaque filament, dit Louis, nos souvenirs, quand nous nous rencontrons. »
« Et puis, dit Bernard, le taxi est venu à la porte et, baissant nos chapeaux de melon tout neufs sur nos yeux pour cacher des larmes si peu viriles, nous avons traversé des rues où même les servantes nous regardaient, et nos noms peints en lettres blanches sur nos malles proclamaient au monde entier que nous allions au collège, avec le nombre réglementaire de chaussettes et de caleçons auxquels nos mères avaient cousu pendant de nombreuses nuits nos initiales. Une seconde séparation d’avec les corps des mères. »
« Et Mlle Lambert, Mlle Cutting et Mlle Bard, dit Jinny, dames majestueuses à collerettes blanches, couleur de pierre, énigmatiques, déplaçant leurs anneaux d’améthyste comme des cierges purs, des vers luisants, sur les pages de français, de géographie et d’arithmétique, présidaient ; et il y avait des cartes, des tableaux verts en feutrine et des rangées de chaussures sur une étagère. »

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(work in progress)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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