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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Solide besogne

mardi 14 septembre 2021, par C Jeanney


Tu vois c’est la solidité des plantes qui m’interroge, par exemple, il y a toujours des exemples, la clématite arabella que j’avais mise dans un pot, un pot posé sur des cailloux, les cailloux qui recouvrent une sorte de bitume noir, peu accueillant, sur la terrasse entre trois murs, la clématite arabella au moment de la déplacer j’ai soulevé son pot, c’était coincé, j’ai vérifié que j’avais bien coupé toutes les ficelles qui retenaient ses tiges sur le treillis et c’était fait, j’avais bien travaillé, j’ai soulevé le pot une nouvelle fois, rien ne venait, j’ai tiré un grand coup, là j’ai vu les racines, elles sortaient toutes du pot et se cramponnaient dans le sol en passant par les trous de drainage, elles s’enfonçaient dans les cailloux, traversaient le bitume pour atteindre plus loin la terre rare, pour lécher un semblant de terre, elles se collaient au rien de terre pour y trouver des nutriments, l’espoir de nutriments infimes, elles s’enfonçaient encore plus loin vers le béton pour avaler de la poussière, et elles se retrouvaient coincées dans le noir du bitume, coincées volontairement, parce que c’était une faim plus forte que la faim cette affaire-là, plus dure que tout ce qui est dur, une faim terrible, le genre de faim que je ressens en lisant du Virginia Woolf. Alors les plantes, bien sûr les plantes, ça n’est pas exclusif, c’est un exemple, les plantes ça se ressème partout, ça s’interroge partout, ça creuse tous les cailloux pour rejoindre autre chose, et les femmes aussi font pareil, pas exclusif, les femmes elles en prennent de la graine et elles s’enfoncent partout, elles traversent le drainage et les billes d’argile, elles circonvolutionnent comme le trait du crayon quand tu le laisses suivre sa vie, et elles viennent arracher de quoi manger dans des pépites de rien, des pépites de poussière et de pépins séchés, par exemple Bernadette, il y a toujours des exemples, elle nettoyait et nettoyait car c’était son emploi, elle avait des cheveux bouclés blonds et des vases à deux francs, un chiffon à la main, constamment, elle le faisait claquer comme une guerrière, et son grand truc c’était de laisser les recoins aussi propres que le palais des glaces, bien sûr elle pouvait nettoyer aussi toute la pièce, le couloir, avec des circonvolutions de mousse, mais son grand truc c’était les angles entre deux murs et le recoin dessous les portes, là où c’est difficile de passer, là où la serpillière trop grosse devait abandonner, elle Bernadette ne lâchait rien, avec une tige, avec un ongle, avec une pointe de métal elle astiquait l’angle réduit, elle le rendait plus lumineux que les grands pans d’espaces faciles et c’était sa fierté, à ça qu’on voit que c’est bien fait elle disait, ah faut pas avoir honte pour laisser la saleté dans les coins c’était sa marque, il suffisait de regarder la propreté des coins pour savoir qu’elle était passée, les autres l’admiraient pour ça, elles voyaient bien qu’avec leurs seaux leurs gants leur produit nettoyant elles n’arriveraient jamais à sa hauteur, elle la championne des coins, et ce constat était solide, incontestable, d’ailleurs ça n’a jamais fini puisqu’encore maintenant si je vois un coin sale je pense à Bernadette et je l’entends pester, et me juger, trente ans après.
Parfois j’ai l’impression d’écrire sur piano préparé. On installe des objets sur les cordes, les sons sortent, inattendus et différents. Je n’installe pas d’objets mais des gens, des femmes surtout, parce qu’elles sont familières de ces petites guerres microscopiques qui me donnent faim, et mon piano rudimentaire, cordes rêches, marteaux usés, solides et fragiles à la fois, travaille un peu comme elles, besogne.

atelier d’écriture de Laura Vasquez

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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