TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -103 ["et puisque je désire par-dessus tout être de quelque part"]

mercredi 1er juin 2022, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘If I could believe,’ said Rhoda, ‘that I should grow old in pursuit and change, I should be rid of my fear : nothing persists. One moment does not lead to another. The door opens and the tiger leaps. You did not see me come. I circled round the chairs to avoid the horror of the spring. I am afraid of you all. I am afraid of the shock of sensation that leaps upon me, because I cannot deal with it as you do — I cannot make one moment merge in the next. To me they are all violent, all separate ; and if I fall under the shock of the leap of the moment you will be on me, tearing me to pieces. I have no end in view. I do not know how to run minute to minute and hour to hour, solving them by some natural force until they make the whole and indivisible mass that you call life. Because you have an end in view — one person, is it, to sit beside, an idea is it, your beauty is it ? I do not know — your days and hours pass like the boughs of forest trees and the smooth green of forest rides to a hound running on the scent. But there is no single scent, no single body for me to follow. And I have no face. I am like the foam that races over the beach or the moonlight that falls arrowlike here on a tin can, here on a spike of the mailed sea holly, or a bone or a half-eaten boat. I am whirled down caverns, and flap like paper against endless corridors, and must press my hand against the wall to draw myself back.
‘But since I wish above all things to have lodgment, I pretend, as I go upstairs lagging behind Jinny and Susan, to have an end in view. I pull on my stockings as I see them pull on theirs. I wait for you to speak and then speak like you. I am drawn here across London to a particular spot, to a particular place, not to see you or you or you, but to light my fire at the general blaze of you who live wholly, indivisibly and without caring.’




 mes commentaires et questionnements

en relisant mon premier jet (la succession de mes premiers jets), je me suis demandé pourquoi j’avais mis tant de « qui » et de « que », une flopée de pronoms relatifs
est-ce que ça n’a pas quelque chose à voir avec Rhoda elle-même, ce qu’elle ressent, cette façon d’être qu’elle a, entrecoupée, hachée, les minutes et les heures dont elle parle, solitaires, une après la suivante sans qu’elles se touchent, se fondent ou se confondent en masse unie qui fasse tissu
peut-être que d’entendre (et de voir) mes « qui », mes « que », avec leurs sons secs, pas du tout enveloppants, était une façon (inconsciente) de reproduire ce découpage (le couteau de cuisine qui-qui-que-qui tranche les carottes en rondelles sur une table)
je suis aussi frappée par ce passage qui n’a rien de lyrique ou de romantique
rien à voir avec le cou gracile de VW sur les sempiternelles photos (on ne voit jamais celles où, cigarette au bec, elle grimace façon clown pour faire rire l’assemblée dans son maillot de bain à rayures)
ce serait vraiment une erreur de traiter ce paragraphe avec la posture de l’élégance, du « bien écrit »
on parle ici d’une douleur terrible, abyssale, cauchemardesque
ce n’est pas là pour faire joli
- nothing persists
j’avais d’abord traduit par « rien ne dure », mais « rien ne dure » peut faire penser à « tout est amené à disparaître, tout meurt, rien n’est éternel », et ce n’est pas l’idée ici
ce serait plutôt « rien ne se maintient, on ne peut prendre appui sur rien, car rien ne persiste d’un moment à l’autre, aucun fil ne vient lier les instants de vie (de la vie de Rhoda) ensemble, rien ne les unit »
c’est pourquoi je choisis de traduire par « il n’y a rien de continu »
- I am afraid of the shock of sensation that leaps upon me, because I cannot deal with it as you do
je choisis de traduire pratiquement terme à terme : « J’ai peur du choc, de la sensation qui bondit sur moi, parce que je ne sais pas y faire face, comme vous »
j’ajoute juste une virgule pour ne pas me retrouver avec un « J’ai peur du choc de la sensation » qui me semble maladroit
il y a le choc, il y a la sensation qui lui saute dessus, il me semble que l’on comprend le lien, même avec la virgule
cette sensation du sentiment comme un tigre qui nous bondit dessus, l’impression plus loin dans le paragraphe de risquer de partir à la renverse et, une fois au sol, d’être réduite en pièce par les autres, tout ça n’a rien de romantique ou d’éthéré, ce serait plutôt une suite de constats, désarmants
- To me they are all violent, all separate
le separate me fait longuement réfléchir, séparés, divisés, cloisonnés, isolés, je finis par choisir « distincts » car il me semble que ce mot montre mieux ce que le moment a de solitaire, d’autonome, les moments s’ajoutant en suite de heurts sans qu’on puisse définir le lien entre eux
- your days and hours pass like the boughs of forest trees and the smooth green of forest rides to a hound running on the scent
une phrase longue, qui devrait normalement être découpée en séquences, une fois passée à la moulinette du français,
comparaison, lieu, action, on aurait pu ajouter des virgule entre chacune de ces instances, mais je ne crois pas que ce soit juste de le faire
c’est le décor qui défile, ici devant le museau du chien, mais ça pourrait être depuis la vitre d’un train
tout est lié, tout est pris sur la même trame, aussi je ne tente pas de scinder quoi que ce soit ni d’introduire une respiration avec la ponctuation, ce doit être dit dans un seul souffle
j’hésite à créer une sorte de point d’attache / point de vue, en ajoutant « aux yeux du chien lancé sur sa piste » (à la place de « pour le chien lancé sur sa piste »), ça me semble un temps plus explicite, ou plus compréhensible, mais je finis par l’enlever à cause de cette question de souffle
- or the moonlight that falls arrowlike here
j’aime beaucoup le arrowlike
c’est exactement ce qui se passe dans le crâne de Rhoda, une flèche, un coup porté, armé, un projectile
et les choses se brouillent, elle, le projectile, comme si les deux finissaient par s’entremêler
j’ai le sentiment qu’elle devient à l’image de ce qu’elle reçoit, pareille à ce qui lui arrive
tout lui arrive en chocs distincts et répétés qui l’inondent, l’envahissent, c’est comme s’ils la mangeaient, elle devient cette suite de chocs, elle est une flèche qui tombe, un coup porté, quoi qu’elle fasse
le clair de lune n’est pas gracieux
c’est un élément naturel et violent
aussi naturel et violent que la chute d’un tronc d’arbre ou le ressac des vagues qui creuse le littoral
le clair de lune ne déverse pas sa lumière gentiment, calmement, sereinement
→ après mon premier jet, j’irai lire ce que d’autres traductions proposent et, à propos de cette phrase-là, je serai en total désaccord avec l’une de ces trois traductions (pardon Marguerite Yourcenar) qui dit :
«  Je suis pareille à l’écume qui ourle le sable, ou au clair de lune qui verse au hasard ses rayons sur un bidon de fer blanc »
 [1]
- I am whirled down caverns, and flap like paper against endless corridors, and must press my hand against the wall to draw myself back
j’avais d’abord traduis I am whirled down caverns par « Le vent me pousse dans des grottes »
mais ce n’est pas possible, ce doit être Rhoda le sujet (et pas le vent)
elle est prise au milieu des éléments qui la malmènent, au point que plus rien n’est reconnaissable, elle est l’écume, elle est le rayon de lune dardé comme une flèche, elle est le vent qui tourbillonne et qui la chasse au fond de cavernes
mon problème c’est flap, c’est-à-dire battre pour des ailes (ce bruit caractéristique), mais en français, battre et combattre me semblent trop proches, ce verbe serait justement trop combatif, Rhoda est emportée, désemparée, sans force
elle ne lutte plus
je pourrais utiliser le verbe « claquer » (comme un drapeau qui claque au vent), mais en français, claquer, clamser, caner, crever, le cerveau fait vite l’amalgame
je choisis voltiger, pour sa légèreté et l’impossibilité d’avoir prise
mais il y a against, il faut que je rende l’idée de ce « contre », de se heurter « contre » les parois
je pense un instant à « palpiter », mais c’est lié au cœur qui bat, c’est synonyme de vie, trop « positif » pour Rhoda qui est en mode survie
je choisis de traduire, faute de mieux, par « voltige et se cogne »
dernier problème avec cette phrase, la fin, to draw myself back
ce qui m’apparaît juste serait « pour me retenir », mais comme une idiote (ce n’est pas très glorieux) je pense à « se retenir... d’aller aux toilettes » et je n’arrive plus à penser à autre chose en relisant ma traduction, je remplace donc « retenir » par « tenir »
- to light my fire at the general blaze of you who live wholly, indivisibly and without caring
quelle tristesse, je ne peux pas écrire « allumer mon feu » sans penser à la chanson de Johnny Halliday, un personnage que je déteste d’une grande force, et c’est peu de le dire
il faut que je m’en arrange autrement
general blaze, cet incendie, cet embrasement de tous, qui se communique, un feu par contagion
je pense aux silex et je tente, même si cela allonge la phrase :
« pour frotter mon feu à la flambée de tous et qu’il s’allume par vous, vous qui vivez pleinement, indivisibles, sans inquiétudes. »
mais, j’ai un problème avec « indivisibles »
je n’ai pas le sentiment que les cinq autres personnages des Vagues soient un groupe indivisible, qu’ils fassent communauté face à Rhoda
par contre, ils ne vivent pas comme elle ces moments hachés, découpés, désolidarisés les uns des autres, ce sont leurs vies qui sont indivisibles, faites de moments qui s’unissent entre eux
je modifie en tentant « pour frotter mon feu à la flambée de tous et qu’il s’allume par vous, grâce à vos vies, entières, indivisibles, sans inquiétudes. » 



 ma traduction


« Si je pouvais penser, dit Rhoda, que je vieillirais et que je changerais pendant la poursuite, je serais libérée de ma peur : il n’y a rien de continu. Un instant ne mène pas à un autre. La porte s’ouvre et le tigre bondit. Vous ne m’avez pas vu arriver. J’ai contourné les chaises pour éviter l’horreur du saut. J’ai peur de vous. J’ai peur du choc, de la sensation qui bondit sur moi, parce que je ne sais pas y faire face, comme vous – je ne sais pas faire en sorte qu’un instant se fonde dans le suivant. Pour moi, chaque instant est violent, distinct ; et si le choc de l’instant qui bondit me faisait tomber à la renverse, vous viendriez aussitôt vous jeter sur moi pour me mettre en pièces. Je n’ai pas de but. Je ne sais pas passer d’une minute à l’autre, d’une heure à l’autre pour les faire naturellement se rejoindre jusqu’à ce qu’elles forment cette masse entière, indivisible, que vous appelez la vie. Vous, vous avez un but en tête – une personne peut-être, s’asseoir à côté d’elle, une idée, la beauté peut-être ? Je ne sais pas –, vos jours et vos heures se succèdent comme dans la forêt les branches d’arbres et les nuances de verts pour le chien lancé sur sa piste. Je n’ai pas de piste et pas de corps à suivre. Je n’ai pas de visage. Je suis l’écume qui court sur la plage, le clair de lune qui tombe en flèche, ici sur une boîte de conserve, là sur l’épine de métal du chardon de mer, ou sur un os, ou une barque à moitié rongée. Je tourbillonne au fond des grottes comme une feuille de papier qui voltige et se cogne dans des tunnels qui ne finissent pas, et je dois appuyer ma main contre le mur pour me tenir. 
Alors, pendant que je monte les escaliers derrière Jinny, derrière Susan, et puisque je désire par-dessus tout être de quelque part, je fais semblant d’avoir un but. J’enfile mes bas comme elles enfilent leurs bas. J’attends que vous parliez pour parler comme vous. J’ai traversé Londres pour venir ici, à cet endroit précis, non pas pour te voir toi, ou toi, ou quelqu’un d’autre, mais pour frotter mon feu à la flambée de tous et qu’il s’allume par vous, grâce à vos vies, entières, indivisibles, sans inquiétudes. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1« ourler » le sable, c’est très délicat
c’est du travail d’orfèvre et Rhoda n’est pas une orfèvre, elle doit faire face aux tigres du monde qui lui sautent dessus, elle doit lutter contre la sauvagerie cachée du monde
le clair de lune qui « verse au hasard », c’est presque une image de ballet classique, on attend de voir Noureev en collant
et les cibles du clair de lune, ces cibles qu’il vient frapper de sa lumière ne sont pas anodines : bout de squelette, bateau vermoulu, vieille boîte
je le réalise en recopiant ici la phrase traduite par MY, je me demande quel « bidon de fer blanc » ? (quelle idiote je suis, j’ai oublié des mots, je ne l’ai pas vu dans le texte), et pourtant il y est, il y a bien a tin can, mais je l’ai instinctivement traduit par « boîte de conserve », sans doute qu’avec l’os et l’épave de bateau, je ne pouvais pas voir ce genre de bidon ouvragé à l’ancienne, celui qu’on pose dans les jardins anglais au milieu des massifs de campanules, j’avais plutôt en tête une scène désolée, presque d’agonie, la nature qui lance ses dernières forces sur l’épine de métal d’un chardon

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