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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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La Lettre

vendredi 10 juin 2016, par C Jeanney

Une bulle de savon s’élève, elle retombe, et on la suit des yeux avec l’idée de tendre un doigt, un bâton, une baguette, ou encore ce cercle de couleur, rouge, vert, muni d’un manche bouchon, deux billes à l’intérieur dérident les yeux du clown quand c’est l’été, un jeu d’enfant. La bulle n’a pas encore été touchée mais le geste déjà amorcé, inévitable, la suite logique c’est l’attraper.

Ce moment précis, juste avant que la bulle n’éclate, ne dure qu’une seconde, je ne sais pas si quelqu’un a pensé à lui donner un nom, je l’appelle la seconde échappée.

Des milliers de secondes communes sont maintenant derrière, file indienne, ont façonné des murs, formé de villes, des bâtiments, ont coupé et coiffé des cheveux, choisi des vêtements, non pas en vue de cette seconde précise – car celle-ci, l’échappée fait un écart – mais des suivantes. Des milliers de secondes vers l’ensuite : ensuite une voiture viendra se garer dans l’allée ou au bout de la rue, le téléphone sonnera ensuite. Ensuite des discussions, des sourires, ouvrir la fenêtre, monter les escaliers, des larmes, rentrer, les secondes dociles vont continuer leur entassement, ensuite, certaines plus importantes que d’autres, comme l’ultime ou la toute première, c’est la grande histoire qui nous échappe et son brassage massif, qu’est-ce qu’on y peut.

Elle posera la lettre et elle saura. Les détails s’enchaîneront, se presseront entre eux, il va bien, il est blessé, il ne reviendra plus, il arrive, il donne de ses nouvelles ou c’est sa mère, sa sœur, son amie. Ou c’est elle qui écrit, et est-ce qu’elle enverra ce mot ? La lettre colportée, entassée, jetée, ouverte, rangée dans un tiroir, déchirée rageusement, embrassée, délaissée, conservée, et ce sera la suite, dans les milliers d’histoires du grand brassage, qui ne sera pas peinte, car ce n’est pas la peine, bien des livres et des films pour la raconter.

La seconde échappée fait un pas de côté, fuit les critères. Se détourne des hiérarchies, des jugements. Peu importe qu’elle soit assise au calme ou près de sauter dans le vide, reliée au lieu ou délestée du matériel. Peu importe l’éventail déployé des possibles (bien sûr qu’il y aura des choix à faire une fois cette lettre refermée, mais pas tant que ça. Et en regard des milliers de secondes qui précèdent, presque pas). La seconde échappée ne prend pas de mesures, ne formule pas de décisions, elle ne tend pas le cou pour sonder la crevasse ou le moelleux du sol, n’a pas de temps à perdre, n’examine pas les éléments. Elle vibre dans une tonalité différente, l’entièreté d’un monde prise à l’intérieur.

C’est la baguette du chef d’orchestre, immobile. Dans le même composant c’est l’élan, le tiraillement et sa lévitation. L’humaine sphère irisée de multiples nuances. Une pulsation gonflée de temps illimité. La seconde échappée, c’est la durée exacte peinte par Hopper. Lorsqu’on quitte le tableau des yeux, la bulle éclate.

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