TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Cambouis d’Antoine Emaz

mercredi 6 octobre 2010, par C Jeanney

«  Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu’ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d’être, profonde, pas l’égratignure sociale ou l’écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l’écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d’être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l’entendre ce son de cloche fêlée ou d’enfant qui pleure presque en silence. »

Carnet, journal, suite de textes, chaque paragraphe travaille doublement, à la fois en autonomie et en regard des suivants, formant pensée dans son unité et chemin en déploiement. Cambouis forme un tout étoilé, dans l’ouverture.

Ouverture sur l’intimité du travail d’écriture, l’approche du réel et la sensation qu’il créé au centre. Pas de poèmes ici mais ils sont évoqués en creux, par leur relecture, par ce qu’elle réinitialise, dans l’échec ou le lissage qu’il faut continuer à effectuer jusqu’à « l’exactitude ». En utilisant la métaphore du menuisier, Cambouis donnerait à voir les copeaux et les déplacements dans la salle de travail, pas les brouillons ou les ratés mais ce qui reste en deçà, avant l’écriture ou à sa suite, les certitudes et incertitudes sur ce qui est accompli, ce qui reste à faire, la place à occuper, son évidence, sa difficulté.

De tension il est question, dans l’écriture, presque en vue intérieure ou immergée. C’est l’atelier invisible, comment se saisir/moduler/modifier/attraper pleinement la matière. Et de ce travail faire écriture, avec Cambouis.

« Chaque écrivain est seul dans son corps-à-corps (lutte ou caresse) avec la langue. Mieux vaut le savoir si on veut “faire poète”. Mais n’en tirer aucune fierté. C’est une donnée de base, un fait, de la même façon qu’un menuisier doit s’attendre à un corps-à-corps avec le bois, un boulanger avec la pâte, etc… »

Les moments de non-écriture, l’attente d’elle, attente répétée et renouvelée, ce qu’elle entraîne dans ses déclinaisons, sensations de calme profond ou d’inquiétude latente.

« En pratique, écrire est simple et pas facile à la fois. Le poème fait irruption et se donne, certes, mais lorsqu’il se tait, j’entre dans une période dure d’attente et de pari que le processus va recommencer. La peur est celle d’un tarissement, d’une fin d’écrire avant de mourir. »

« Après tout, peut-être que cela fait aussi partie du travail, cette sorte d’attente, borborygmes à feu doux, qui ne finit pas en mots. »

« C’est peut-être ça l’essentiel d’une vie de poète : l’attente. Au moins pour moi. Ne pas généraliser une expérience : ce qui est vrai pour moi vient de l’empilement hasardeux, mais bien réel, de ma vie. Je suis devenu quelqu’un qui écrit des pages que l’on appelle poèmes parce que ça rentre à peu près dans la case. En tout cas, ça ne rentre pas dans les autres cases, donc on dit poèmes, c’est plus simple. Même pour moi, c’est rassurant de me dire que je suis en poésie, en bout de course. Mais quand j’écris, poème ou non, je ne sais pas. J’écris libre, point. »

Aperçu du quotidien, la cuisine, les copies, les films, la radio, ce tissage de sons et d’actions qui résonne dans et autour des textes. « Vivre dans le "faire" car "On ne peut pas avoir les mains dans le cambouis et la tête dans l’éther". »

C’est aussi la fatigue, l’usure. (« Au fond de soi parfois on sent seulement une immense lassitude, comme si on voyait nette la trame élimée de vivre. »)

Le rapport au mot, au réel, au jardin, au poème, à la sensation est interrogé, à la fois en bilan et en recherche, dans un « zig-zag de vivre », équilibre entre les plages de silence vide et les paroles et bruits. »

La beauté, la justesse, la complexité, l’illisible, l’incompréhensible, tout ce qui entoure le poème est creusé, pensé, cette pensée déroulée et posée en réflexion généreuse, sans posture (on pourrait dire presque sans pudeur, dévoilement ou franchise nue). Avec ses coups de gueule aussi :

« Il y a une forme d’illisibilité vraie, résultant du contact du poète avec ce qui est sans mots sauf ceux qu’il pose. Et puis il y a une illisibilité, disons fausse, produite aussi bien par un goût immodéré pour l’image clinquante que par la complexification volontaire et injustifiée du dispositif d’écriture. Dans le premier cas, on est illisible par nécessité ; dans le second, on devient illisible par vanité. »

Grande humilité d’Antoine Emaz quand le lecteur décide (« indispensable parce que c’est lui qui clôt le poème »). Et dans la confiance offerte (« ne pas ordonner ni baliser : laisser le lecteur face à une masse, un vrac de vivre »).

Cambouis a d’abord fait l’objet d’une parution papier au Seuil en 2009. Sûrement nombreux sont ceux qui ont souligné des passages, corné des pages, placé des points de repère pour y revenir. Maintenant disponible au format numérique, c’est la possibilité d’y chercher des occurrences (l’apparition du mot « tension  » ou du mot « lecteur  » par exemple, qui permet de mesurer de quelle façon ces mots s’accompagnent, sous quels angles successifs ils sont fouillés). C’est l’enrichissement du contact au texte et sa nécessité accrue.

« On écrit sans doute parce qu’on n’a rien d’autre pour tenir droit dans un monde de travers. »

Cambouis d’Antoine Emaz
Chez Publie.net

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