TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -21 ["je n’ai pas peur de la chaleur, ni de l’hiver glacé"]

mardi 4 juin 2013, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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Le travail est très lent.
C’est tellement différent de ce qui se passait quand je traduisais Dorian Gray.
Avec Wilde, c’était comme enfourcher un cheval, le suivre en maîtrisant ses déplacements du mieux possible, hola, mais galopade et sauts d’obstacles garantis, une bête racée, aux mouvements de jambes compliqués, de l’art équestre, finesse, élégance, précision.
Avec Virginia Woolf, l’énergie se place autrement dans le corps, pas question de canaliser, pas du tout. Le cheval passe, superbe, en pleine liberté, et quelle idée idiote (mesquine, petite) de vouloir lui monter dessus. Le regarder, chercher en soi le ressenti, chercher profond cet endroit très ténu et fragile qui pourrait disparaître en un instant à cause d’un bruit, d’un courant d’air. Il faut rejoindre le cheval et tenter de voir ce qu’il voit. Mais qui, mis à part Virginia, peut se hisser à hauteur de sa tête ?
(donc, travail très lent, work in progress toujours)

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I saw Florrie in the kitchen garden,’ said Susan, ’as we came back from our walk, with the washing blown out round her, the pyjamas, the drawers, the night-gowns blown tight. And Ernest kissed her. He was in his green baize apron, cleaning silver ; and his mouth was sucked like a purse in wrinkles and he seized her with the pyjamas blown out hard between them. He was blind as a bull, and she swooned in anguish, only little veins streaking her white cheeks red. Now though they pass plates of bread and butter and cups of milk at tea-time I see a crack in the earth and hot steam hisses up ; and the urn roars as Ernest roared, and I am blown out hard like the pyjamas, even while my teeth meet in the soft bread and butter, and I lap the sweet milk. I am not afraid of heat, nor of the frozen winter. Rhoda dreams, sucking a crust soaked in milk ; Louis regards the wall opposite with snail-green eyes ; Bernard moulds his bread into pellets and calls them "people". « Neville with his clean and decisive ways has finished. He has rolled his napkin and slipped it through the silver ring. Jinny spins her fingers on the table-cloth, as if they were dancing in the sunshine, pirouetting. But I am not afraid of the heat or of the frozen winter .

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« J’ai vu Florrie dans le potager dit Susan, quand nous revenions de la promenade, avec la lessive tout autour d’elle, les pyjamas, les culottes et les chemises de nuit, raides et gonflés par le vent. Et Ernest l’a embrassée. Il portait son tablier de drap vert pour nettoyer l’argenterie ; et sa bouche l’a aspirée, ridée comme un sac de cuir, il l’a saisie, les pyjamas soulevés entre eux. Aussi aveugle qu’un taureau, et elle s’est évanouie d’angoisse, avec seulement de petites veines, des rayures rouges sur le blanc de ses joues. Maintenant, pendant qu’ils servent les assiettes, le pain, le beurre et les tasse de lait du goûter, je vois une crevasse dans le sol et de la vapeur chaude s’en échappe en sifflant. Et la fontaine à thé souffle et grogne, comme Ernest souffle et grogne, et je suis soulevée comme les pyjamas, même en posant mes dents contre le pain mou, le beurre mou, et je lape le lait sucré. Je n’ai pas peur de la chaleur, ni de l’hiver glacé. Rhoda rêve, elle suce une croûte de pain gorgée de lait ; Louis contemple le mur d’en face de ses yeux vert-escargot ; Bernard façonne des boulettes de mie de pain et les appelle des “gens”. Neville, toujours propre et décidé, a fini. Il a roulé sa serviette et l’a glissée dans le rond de serviette argenté. Jinny fait tourner ses doigts sur la nappe, comme s’ils dansaient au soleil, et pirouettaient. Mais moi, je n’ai pas peur de la chaleur, ni de l’hiver glacé. »

Messages

  • Belle métaphore chevaline... et la traduction comme une leçon d’équitation, tourne manège, attention à la chute...
    ...et toujours la fascination du texte tel que livré à notre curiosité insatiable, lire le passage anglais en s’arrêtant aux points qui, on le devine en les croisant, risquent de coincer, puis la découverte du français, souvent la jubilation ("toujours propre et décidé" est formidable pour "with his clean and decisive ways"...) Bon, ici j’ai envie de proposer un tout petit petit aménagement : changer la place de ’pirouettaient’ = "comme s’ils dansaient et pirouettaient au soleil". Terminer la phrase avec le mot soleil qui monte est plus dansant. Et puis je suis perplexe (ou merplexe) sur "en posant mes dents contre le pain"... Est-ce qu’on pourrait aller jusqu’à "en mordant dans le pain" ? Parce que VW dit "while my teeth meet". Quand les dents se rencontrent, il y a morsure, on est bien d’accord ?
    O douce morsure de la traduction...

    • Ah oui, les dents. J’étais dans la sentation, le contraste entre l’image de la chaleur-vapeur, l’émoi brutal (avec l’évanouissement qui l’accompagne) et d’un autre côté cette mollesse, la tartine douce, je ne voulais pas "mordre" justement qui donne une optique "je mange le monde", j’y prends part, je voulais qu’elle soit presque submergée par ce qu’elle a vu, coincée dans l’inaction de l’enfance (sagement devant son goûter).
      Mais en même temps, c’est vrai que des dents qui se rencontrent, ben elles mordent ! :-) (sauf si elles claquent de peur :-)) Oui oui, merci Elizabeth, je vais réfléchir à ça !

  • oui merveilleuse introduction, comparaison entre les deux écritures.
    Et puis, me moquant de mon mauvais anglais et de mon français un peu flou, ai hésité sur soulevé (cherchait à introduire hard, et en fait c’est très bien ainsi), n’avais pas pensé au soleil mais peut-être à un Neville propre et décidé à son habitude ou ", comme toujours".... et trouvais très bien posant mes dents contre le pain, mais peut-être, après avoir lu Elizaleg, "quand mes dents rencontrent" (trop littéral ?)

    Je nous, ou plutôt je me trouve bien présomptueuses, Madame... ne retiens que notre attentif plaisir

    • Ah, j’avais mis "comme toujours" pour Neville, mais comme (justement) W utilise très souvent la métaphore, il y a souvent des "comme" obligatoires, je ne voulais pas en rajouter un de plus :-)
      Oh oui, et soulevé, comme j’ai hésité, houlala...
      "Quand mes dents rencontrent" c’est l’esprit de ce que j’avais en tête, merci Brigitte !
      (et rien de présomptueux, on discute tous, j’adore ça :-))

  • Je retrouve à nouveau le frémissement (de courant d’air) de ma lecture en anglais. D’accord avec Elizabeth qu’il y a un petit pb dans la traduction de "Jinny spins her fingers on the table-cloth, as if they were dancing in the sunshine, pirouetting". Soit faire comme elle suggère soit "comme s’ils dansaient, pirouettaient au soleil" ?

    • Merci Philippe ! (parce que le frémissement, comme je suis le nez dans le guidon, je n’en ai aucune idée..., et c’est un sacré compliment !)
      Et le soleil : c’est que je pendais à "danser au soleil" comme un acte unique, presque un danserausoleil. (parce que danser au soleil c’est quelque chose, dans le cou, dans les épaules, c’est épanoui) et la pirouette arrive ensuite, comme un salut final, hop ! C’est pour ça que j’ai gardé la structure de la phrase ainsi faite (on dansausoleil, on est bien et hop, petit saut :-))
      Vraiment, ce qui m’étonne dans vos commentaires (et c’est énorme ce que ça m’apporte comme retour) c’est que vous voyez, vous tous, des choses sur lesquelles je suis passée sans être inquiète. Et du coup, ça me permet de regarder là, ho et puis là, et ici, ce que je n’avais pas pensé à voir. C’est un tel déplacement de point de vue, je ne sais pas comment je pourrais le réaliser sans ce journal.
      Et puis, j’étais sûre que vous alliez rebondir sur d’autres passages ! celui avec le taureau où je me débarasse de "il était" allègrement, celui de la bouche ridée (qui m’a tenue tellement longtemps dans l’interrogation), et le "souffle et grogne" mes deux verbes à la suite pour en traduire un seul... :-) (comme quoi, je suis très mauvaise prophétesse :-)) Merci à tous, vraiment.

  • Je suis là vous savez. Vous ne me voyez pas mais je vous vois en pleine et belle discussion sur l’art de dire ou d’écrire d’une langue vers l’autre. J’aime me taire (si rarement) pour ne pas interrompre de manière si tonitruante ces savants échanges. Have a good work my dears friends and a quite night. ;-)

    Pierre R

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