Celle qui était restée là-bas
mercredi 27 novembre 2013, par

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Celle qui était restée là-bas, venue ici, s’en va au tribunal au lieu d’aller aux Halles se fournir en légumes. Protégé témoigne au procès contre ceux de Neuilly, son nom est mal orthographié, « Mon arrestation et celle de mes camarades n’a pas été préméditée. Cela a été une aventure » - dans sa bouche, le mot aventure est plus lourd et plus noir que d’autres. Protégé parle aussi avec la voix du troisième arrêté qui n’est pas revenu. Tous habillés de vestes noires, de chemises blanches à cols cassés, opéra de Berlin quarante années plus tard, Traggi un suono di crudo lamento, mais le temps ne fait rien à l’affaire, les gens sont comme de l’eau, qu’ils engloutissent ou fertilisent, on ne peut pas les arrêter.
Les théâtres sortent des ruines, on balaie les gravats, le public monte sur les toits fendus des bâtiments, des têtes s’étagent sur fond de ciel, le long des pentes et au sommet des chapiteaux, sur le dos des colonnes fracturées, les jambes de chaque côté d’une lézarde, juste à la place d’une gargouille qui vient d’être décapitée, on nettoie le ciment sous les violons. On filme aussi en noir et blanc la soupe populaire, les louches pleines de gruau, les gestes secs pour faire signe à la file d’avancer. On coupe une rue en deux sous les marteaux piqueurs. On déroule en guirlandes des bobines de fil de fer barbelé, petites, elles peuvent tenir dans une seule main. Une muraille est sortie de terre. À l’est, des enfants portent des drapeaux, il y a une ligne à suivre. Certains mots s’utilisent côte à côte, politique propagande, art noble et authentique. Ni formalisme ni art abstrait, on interdit ce genre de choses, trop compliquées, elles n’entrent pas dans les tiroirs, trop complexes, elles ne peuvent pas se lire sur une pancarte. À l’étage, un homme à sa fenêtre scrute avec des jumelles, debout, il fixe un point lointain inaccessible. Soudain, il baisse les bras, il agite son mouchoir très fort.
Matante n’est pas encore partie, les cheveux de la voix à la petite couverture blanche ne se sont pas encore arrachés par touffes sous la douleur. Cette chronologie est défectueuse, quelqu’un pense Cette chronologie est défectueuse, quelqu’un insiste, quelqu’un c’est moi, c’est que les voix viennent toutes du même côté, puis de toutes parts, puis font silence, et elles aussi comme l’eau, on ne peut pas les arrêter. La dame a fait tomber sa chaîne en or, je la retrouve et la lui tends. La croix y est ? elle demande, le crucifix n’est pas perdu, mille mercis, la dame entre dans la giornata. J’ai oublié cette ville, j’y suis pourtant déjà allée, certaines villes se mélangent, mais pas toutes. C’est une question de perception. Les voix viennent sans qu’on s’y attende, puis elles se taisent et c’est là qu’est tout le travail. Bach écrit pour les yeux, dit-on, l’Art de la fugue. Point, contrepoint, voix alternées. Mais l’écouter les yeux fermés, dans l’hypnotisme, l’effort profond de chercher loin ce que les notes seules comprennent. J’attends des nouvelles au courrier.
Ça n’a plus aucun sens, dit la voix au-dessus de ma tête, vindicative, qui voudrait du rendement, que ça sonne, que ça tienne, qu’on voie un peu l’ensemble, qu’on définisse des bords et une structure, qu’on attrape cette fresque par un bout pour s’en aller vers l’autre, qu’il y ait la narration, un personnage, un sujet un verbe un complément, enfin que tout ne soit pas ce fouillis gribouillé sur un mur abîmé qui tremble de partout. Chi se ne frega. La muraille est tombée, les dessins avec elle, quintette de Schumann.
In modo d’una marcia, un poco largamente.
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Messages
1. Celle qui était restée là-bas, 27 novembre 2013, 09:23, par brigitte Celerier
mais comme cela ne va pas d’un bout à l’autre cela nous accroche ou nous nous accrochons, nous devinons, c’est comme dans la vie
et ne peux en dire plus - attendais, suis comblée, les emporte dans les petites taches matinales, et tant pis si c’est terrible comme la vie justement
2. rester là-bas, 27 novembre 2013, 16:26, par PdB
(non, ça n’a aucune sens) (je me souviens de cette toute jeune fille qui dansait dans l’air chaud de l’été , "L’effrontée", cette chanson "che te ne frega/ sarà perche tiu amo" l’enfant la fille de l’opérateur, tu sais, comme la jeune fille était la fille du parolier et de cette chanteuse, ça n’a rien à voir, non) (mais c’est quand même ça l’Italie) (aussi)