TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -41 [Pas les mots – mais que sont les mots ?]

mercredi 27 août 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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’Percival has gone now,’ said Neville. ‘He is thinking of nothing but the match. He never waved his hand as the brake turned the corner by the laurel bush. He despises me for being too weak to play (yet he is always kind to my weakness). He despises me for not caring if they win or lose except that he cares. He takes my devotion ; he accepts my tremulous, no doubt abject offering, mixed with contempt as it is for his mind. For he cannot read. Yet when I read Shakespeare or Catullus, lying in the long grass, he understands more than Louis. Not the words — but what are words ? Do I not know already how to rhyme, how to imitate Pope, Dryden, even Shakespeare ? But I cannot stand all day in the sun with my eyes on the ball ; I cannot feel the flight of the ball through my body and think only of the ball. I shall be a clinger to the outsides of words all my life. Yet I could not live with him and suffer his stupidity. He will coarsen and snore. He will marry and there will be scenes of tenderness at breakfast. But now he is young. Not a thread, not a sheet of paper lies between him and the sun, between him and the rain, between him and the moon as he lies naked, tumbled, hot, on his bed. Now as they drive along the high road in their brake his face is mottled red and yellow. He will throw off his coat and stand with his legs apart, with his hands ready, watching the wicket. And he will pray, “Lord let us win” ; he will think of one thing only, that they should win.’

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« Perceval est parti maintenant, dit Neville. Il ne pense qu’au match. Il ne fait jamais signe de la main quand le break tourne à l’angle des lauriers. Il me méprise, parce que je suis trop fragile pour jouer (mais il traite ma fragilité avec douceur). Il me méprise de ne pas m’intéresser aux victoires, aux défaites, sauf quand lui s’en préoccupe. Il accepte ma dévotion ; il accepte mon offrande tremblante, pourtant abjecte, mêlée du mépris que j’éprouve pour son esprit. Car il ne sait pas lire. Et pourtant, quand je lis Shakespeare ou Catulle, allongé dans l’herbe, il comprend mieux que Louis. Pas les mots – mais que sont les mots ? Est-ce que je ne sais pas déjà faire des rimes et imiter Pope, Dryden, même Shakespeare ? Mais je ne peux pas rester toute la journée au soleil, les yeux rivés sur une balle ; je ne sens pas dans mon corps l’envol de la balle, je ne pense pas qu’à la balle. Je resterai accroché aux contours des mots toute ma vie. Et je ne pourrai pas vivre avec lui et supporter sa stupidité. Il va s’épaissir, il va ronfler. Il va se marier, il y aura des scènes de tendresse au petit-déjeuner. Maintenant il est jeune. Il n’y a pas un fil, pas une feuille de papier entre lui et le soleil, entre lui et la pluie, entre lui et la lune lorsqu’il est étendu nu, brûlant, vautré sur son lit. Maintenant, tandis qu’ils conduisent sur la route dans le break, son visage se tache de rouge, de jaune. Il va enlever sa veste et se tenir debout, jambes écartées, les mains prêtes, les yeux fixés sur sa cible. Il va prier ’Mon Dieu, laissez-nous gagner’ ; il ne pensera qu’à ça, qu’ils doivent gagner. »

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encore un paragraphe dont je décèle après coup combien il est lumineux (après avoir été longtemps le nez collé contre les mots, au ras du sol)

la tentation de remplacer le verbe lire de "quand je lis Shakespeare ou Catulle" par "récite" ou par "lire à voix haute", pour éviter la répétition (lire est utilisé trois mots plus haut)
mais "lire à voix haute" est trop long, trop lourd, et "récite" ne reflète pas la vérité, Neville ne connait pas Catulle par cœur au point de se détacher du support des mots, au contraire, puisqu’il s’accroche à eux, "I shall be a clinger to the outsides of words all my life"
("Je resterai accroché aux contours des mots toute ma vie" ne me satisfait pas vraiment, dans be a clinger il y a être, être quelqu’un, endosser un rôle, porter une mission, et quelle mission,
il y a aussi de la résignation dans la fierté de supporter cette mission, il doit s’y résoudre)
(a clinger, littéralement "un crampon", mais en français ce mot est trop péjoratif-désinvolte-enfantin, le propos est trop grave,
je décide de choisir "resterai" au lieu de "serai" pour appuyer un peu la permanence (ou la malédiction) que j’enlève sans le vouloir, puisque je ne trouve pas l’équivalence forte du clinger)

his face is mottled red and yellow, j’avais pensé "son visage se marbre de rouge, de jaune", qui respecterait assez le sens "visuel", mais le marbre donne aussi le sentiment d’une froideur stable que Perceval ne peut pas endosser dans ce passage, il est au contraire soumis aux émotions, aux gestes sportifs, dans le feu de l’action, vif
je me rabats donc sur "se tache" au lieu de "se marbre" (plus sobre que s’irise ou se diapre, ou que "est moucheté")

wicket : j’ajoute d’abord "de cricket" pour étoffer "le guichet", qui sinon me semble énigmatique, mais que c’est laid, le "guichet de cricket"
en fait Perceval fixe une pièce de bois posée en équilibre instable sur deux montants verticaux. Si le batteur rate son coup ( et donc que le guichet reste intact), il devra s’emparer de cette même balle rapidement pour empêcher l’équipe adverse de marquer des points (c’est ce que j’ai compris des explications fournies par l’homme qui partage ma vie, merci à lui de sa patience) (je m’engage à regarder dans les jours qui viennent une retransmission de match de cricket avec lui pour mieux comprendre)
C’est pourquoi Perceval, placé derrière le guichet le fixe (pendant que le lanceur lance la balle et que le batteur se prépare à la frapper)
"guichet de cricket" vraiment non,
je décide de traduire watching the wicket par "les yeux fixés sur sa cible" ce qui n’est pas vraiment faux - tout en n’étant pas vrai non plus - mais la cible, synonyme de but, d’objectif, a le mérite d’être moins mystérieuse qu’un "guichet",
c’est un petit accommodement qui me semble raisonnable, et qui permet de garder le rythme que je vise, une phrase assez courte
(moi aussi finalement j’ai un guichet en équilibre instable à surveiller)

(appuyer, ôter, ajouter, parfois l’impression de jouer au cuisinier fou ou au petit chimiste)

work in progress toujours

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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