TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -45 [Le jour jaillira quand j’ouvrirai la portière]

dimanche 5 octobre 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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‘I have torn off the whole of May and June,’ said Susan, ‘and twenty days of July. I have torn them off and screwed them up so that they no longer exist, save as a weight in my side. They have been crippled days, like moths with shrivelled wings unable to fly. There are only eight days left. In eight days’ time I shall get out of the train and stand on the platform at six twenty five. Then my freedom will unfurl, and all these restrictions that wrinkle and shrivel — hours and order and discipline, and being here and there exactly at the right moment — will crack asunder. Out the day will spring, as I open the carriage-door and see my father in his old hat and gaiters. I shall tremble. I shall burst into tears. Then next morning I shall get up at dawn. I shall let myself out by the kitchen door. I shall walk on the moor. The great horses of the phantom riders will thunder behind me and stop suddenly. I shall see the swallow skim the grass. I shall throw myself on a bank by the river and watch the fish slip in and out among the reeds. The palms of my hands will be printed with pine- needles. I shall there unfold and take out whatever it is I have made here ; something hard. For something has grown in me here, through the winters and summers, on staircases, in bedrooms. I do not want, as Jinny wants, to be admired. I do not want people, when I come in, to look up with admiration. I want to give, to be given, and solitude in which to unfold my possessions.
‘Then I shall come back through the trembling lanes under the arches of the nut leaves. I shall pass an old woman wheeling a perambulator full of sticks ; and the shepherd. But we shall not speak. I shall come back through the kitchen garden, and see the curved leaves of the cabbages pebbled with dew, and the house in the garden, blind with curtained windows. I shall go upstairs to my room, and turn over my own things, locked carefully in the wardrobe : my shells ; my eggs ; my curious grasses. I shall feed my doves and my squirrel. I shall go to the kennel and comb my spaniel. So gradually I shall turn over the hard thing that has grown here in my side. But here bells ring ; feet shuffle perpetually. ’

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« J’ai tourné tous les feuillets de mai et de juin, dit Susan, et vingt jours de juillet. Je les ai arrachés et roulés en boule pour qu’ils cessent d’exister, sauf sous mon flanc, comme une lourdeur. C’étaient des jours infirmes, des papillons de nuits aux ailes racornies, inaptes au vol. Il ne reste plus que huit jours. Dans huit jours, je descendrai du train, je serai sur le quai à six heures vingt-cinq. Et ma liberté se déploiera, et toutes ces restrictions qui rident et qui flétrissent – les horaires, les ordres, la discipline, être ici, être là au moment exact, exactement – se disloqueront. Le jour jaillira quand j’ouvrirai la portière, quand je verrai mon père, son vieux chapeau et ses guêtres. Je tremblerai. J’éclaterai en sanglots. Le lendemain, je me lèverai à l’aube. Je sortirai par la porte de la cuisine. J’irai marcher sur la lande. Les grands chevaux des cavaliers fantômes gronderont derrière moi, puis s’arrêteront soudain. Je verrai les hirondelles voler au ras des herbes. Je me laisserai tomber au bord de la rivière, je regarderai les poissons se faufiler entre les roseaux. J’aurai la paume des mains striée par les épines de pin. Là-bas, je déplierai et j’enlèverai ce je ne sais quoi que j’ai formé ici : ce quelque chose de dur. Quelque chose a grandi en moi, ici, pendant les hivers, les étés, dans les escaliers, dans les chambres. Je ne veux pas, comme Jinny, être regardée avec admiration. Je veux donner, je veux qu’on m’offre, et la solitude pour y découvrir mes possessions.
Puis je reviendrai, par les sentiers tremblants, sous la voûte des feuilles de noisetiers. Je dépasserai une vielle dame poussant un landau rempli de petit bois ; et le berger. Mais nous ne parlerons pas. Je reviendrai par le jardin de la cuisine et je verrai les feuilles de choux perlées de rosée, et la maison dans le jardin, aveugle avec ses rideaux tirés. Je monterai à l’étage dans ma chambre, je toucherai les affaires que j’ai soigneusement enfermées dans l’armoire ; mes coquillages, mes œufs ; mes herbes rares. Je nourrirai mes colombes et mon écureuil. J’irai au chenil brosser mon épagneul. Ainsi, progressivement, j’atteindrai la chose dure dans mon flanc, celle qui a grandi là. Mais les cloches sonnent ; ici les pieds traînent, perpétuellement. »

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Susan n’est pas à sa place dans ce collège, mais elle ne sait pas s’échapper en inventant des histoires, comme le fait Bernard
alors, elle retourne le temps comme s’il était une carte à jouer
elle l’attrape pour le déplacer, elle invoque des présences, des paysages, qu’ils fassent rempart
le futur est ici un temps d’affirmations, de prédictions qui se réaliseront toutes, qui se réalisent déjà, sous nos yeux, un futur au présent, ce qu’elle décrit existe, a existé, existera
Susan n’invente pas d’histoires mais une réalité où le temps s’aplatit, très docilement
un instant seulement car, comme dans un cas d’hypnose où le claquement de doigts final provoque le réveil, il suffit d’un son parasite - des cloches, des bruits de pas - pour que le charme cesse

la difficulté principale, comme souvent avec VW, n’apparaît pas tout de suite à la lecture, c’est une fois confrontée à elle que les choses se compliquent

dès la deuxième phrase de ce passage
 save as a weight in my side
un poids, une pesanteur
je teste tous les possibles que je trouve, sans réel succès, car je visualise parfaitement où est ce poids, il est au creux du corps, mais pas au centre, c’est un point de côté, quelque chose qui ne cloue pas sur place mais qui entrave la marche et la respiration, on a toujours l’usage des bras, un peu, ça passe inaperçu aux yeux des autres, mais c’est là, à se rappeler sans cesse à soi, ce poids
my side, le flanc, je ne vois rien d’autre pour désigner cet endroit-là, ce n’est ni la hanche, ni le torse, ni les côtes

je vais voir (je suis un peu désespérée) comment d’autres traductions passent l’obstacle

"sauf comme un poids sur ma poitrine" (M Cusin)
c’est ça, mais la poitrine prend toute la largeur du corps, et j’ai besoin que ce soit d’un seul côté, claudiquant, bancal, il y a ces jours crippled qui suivent, des jours estropiés, des jours infirmes

"à l’exception d’une lourdeur qui reste en moi" (C Wajsbrot)
la phrase est belle et fluide, elle ne tarabiscote pas, elle dit l’essentiel, directement, mais ce "en moi" totalisant ne me va pas

"sauf comme un poids que j’ai sur le cœur" (M Yourcenar)
le cœur est bien placé, c’est le côté, mais quel dommage de ne pas pouvoir pointer le cœur anatomique - cœur romantique - peines de cœur - cœur brisé - il y a trop de bavardages autour du cœur qui en dévient le sens et lui donnent malgré soi une teinte mièvre

je veux garder le "flanc",
mais l’homophonie avec "flan" est périlleuse, pas question de rendre Susan ridicule, même involontairement
c’est pourquoi je ne dois pas placer "flanc" en fin de phrase, isolé
il ne doit pas être appuyé
sinon il risque, en étant trop visible, de déclencher en soi le décryptage automatique flanc/flan, le mécanisme naturel que nos neurones font d’habitude sans qu’on le sache, mais en stoppant sur lui, ils se feront entendre trop clairement
"flanc" doit être entouré, lié, réchauffé par les autres mots, emporté par eux pour qu’on ne fasse (presque) pas attention à lui
d’où mon choix de "sauf sous mon flanc, comme une lourdeur"
(de plus, le poids semble plus lourd, placé ainsi en bout de phrase)
(je tente)

je dois aussi faire attention à la reprise de fin
the hard thing that has grown here in my side
je choisis " la chose dure dans mon flanc, celle qui a grandi là"
(très brièvement arrive l’image subliminale du nénuphar qui pousse dans un poumon de B Vian)
(je tente, c’est à la relecture, la suivante ou la sur-suivante que je saurai si ce choix tient la route)

 I want to give, to be given, and solitude in which to unfold my possessions
c’est le unfold qui me cause problème
déplier, dérouler, étendre, étaler, déployer mes possessions, ça ne va pas, quelque chose cloche
et puis grâce à l’Oxford Advanced Learner’s Dictionary of Current English (je devrais dire l’Oaldoce pour aller plus vite) je bifurque vers les sens reveal, make known ; become known or visible, ce qui prend sens à l’intérieur de la phrase même
maintenant, je comprends mieux cette idée de solitude nécessaire, propice, pour révéler et découvrir, faire se révéler et découvrir ce qui est offert, c’est d’une grande beauté
cette solitude, un sas fertile, comme la chambre noire d’un photographe avec la magie de transformation qui s’y opère,
avec VW, ce qui semble d’abord être un détail se change en luminosité extrême, en ouverture insoupçonnée

 and turn over my own things
c’est pourtant simple semble sourire VW
et ça l’est, c’est une petite fille ou une jeune fille devant ses trésors, elle les manipule, elle les retourne, les époussette, les caresse, les examine, les place et les déplace, c’est simple
dommage que je ne trouve pas le verbe français qui contiendrait tout ceux-là
"passer en revue" pourrait convenir s’il ne sonnait pas caporal

c’est simple dit VW, au lieu d’aller au plus complexe, je prends le basique "toucher"
"je toucherai les affaires que j’ai soigneusement enfermées dans l’armoire"
en ajoutant un "j’ai" qui n’existe pas dans la phrase, j’ajoute une manipulation de plus, on a touché les objets plusieurs fois, et je compte sur la liste (mes coquillages, mes œufs ; mes herbes rares) pour donner l’idée de trésors

 But here bells ring ; feet shuffle perpetually
la tentation d’introduire un "on" ou un "il faut"
("on traîne les pieds", "il faut traîner les pieds")
mais l’image provoquée m’arrête,
"on / il faut" induisent un visuel ou un concept, alors que j’ai besoin du son, le bruit doit apparaître, car c’est lui qui ramène Susan à la réalité du temps imposé (claquement de doigts, fin de l’hypnose)
je déplace l’indication de lieu pour éviter qu’"ici" soit trop près du "là" de la phrase précédente
et il me semble ensuite que le son "ici" produise un frottement de plus, qui s’ajoute au bruit de ces pieds condamnés à traîner éternellement

work in progress toujours

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • Le Journal de bord des Vagues a jailli de mon ordinateur dès que je l’ai ouvert ! Plaisir pervers de faire des commentaires qui pinaillent ouvertement...
    Mais dire tout d’abord que j’approuve entièrement et grandement le flanc et sa lourdeur, sa place dans la phrase, sa construction. Ce qui me chiffonne ce matin (levée du mauvais pied ?), c’est "la paume des mains striée par les épines de pin". Il me semble d’abord qu’on dit plutôt aiguilles de pin (ce qui évite aussi la similitude peu euphonique). Et "striée" ne me semble pas rendre ce qui est dans "printed", l’effet de presse. Striée est une trace produit par quelque chose de pointu (OK les aiguilles de pin sont pointues, mais ce n’est pas par leur pointe qu’elles marquent la paume de la main, mais à plat, quand on est assis par terre, s’appuyant sur les mains...) C’est vraiment des choses infimes que je dis là, et en plus je n’ai pas (pour le moment) d’alternative valable à "striée", sauf peut-être "marquée" qui est vague, si j’ose dire ici.
    En tout cas, ce journal est un bonheur du dimanche, jour peu aimable par ailleurs...

  • hors internet ce matin (et sans doute presque tout le jour)
    mais je vois avant de passer en cuisine que tu as publié
    voulais aller vite, j’ai dégusté ta traduction, aimé la caractérisation de Susan et puis, sans prendre le temps et tenter de croire que je pouvais t’aider ai survolé tes interrogations, et petitement le mot "côté" chantonnait en moi, tentait de dire je collerais peut-être
    lui ai dit chut, il insiste, ma foi le voilà mais l’est un peu vague
    (simplement quand je cours ou courrais me plaignait d’un mal au côté)

  • beau texte et questions sensibles, au plus près de ce qui se joue dans le texte.

    Je veux donner, je veux qu’on m’offre, et la solitude pour y découvrir mes possessions, découvrir dans son sens physique de dé-couvrir, oui.

  • Merci à tous de vos passages !
    (je garde en tête strié/imprimé, et le côté, ça travaille ça travaille dedans :-))

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