TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -59 [Parfois, ils plongeaient sauvagement leurs becs dans le mélange collant]

mercredi 17 décembre 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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pour améliorer la lisibilité, un changement de présentation ce jour
d’abord le texte original
puis ma version
et enfin ma version annotée

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’Now glancing this side, that side, they looked deeper, beneath the flowers, down the dark avenues into the unlit world where the leaf rots and the flower has fallen. Then one of them, beautifully darting, accurately alighting, spiked the soft, monstrous body of the defenceless worm, pecked again and yet again, and left it to fester. Down there among the roots where the flowers decayed, gusts of dead smells were wafted ; drops formed on the bloated sides of swollen things. The skin of rotten fruit broke, and matter oozed too thick to run. Yellow excretions were exuded by slugs, and now and again an amorphous body with a head at either end swayed slowly from side to side. The gold-eyed birds darting in between the leaves observed that purulence, that wetness, quizzically. Now and then they plunged the tips of their beaks savagely into the sticky mixture.
Now, too, the rising sun came in at the window, touching the red- edged curtain, and began to bring out circles and lines. Now in the growing light its whiteness settled in the plate ; the blade condensed its gleam. Chairs and cupboards loomed behind so that though each was separate they seemed inextricably involved. The looking-glass whitened its pool upon the wall. The real flower on the window-sill was attended by a phantom flower. Yet the phantom was part of the flower, for when a bud broke free the paler flower in the glass opened a bud too.
The wind rose. The waves drummed on the shore, like turbaned warriors, like turbaned men with poisoned assegais who, whirling their arms on high, advance upon the feeding flocks, the white sheep.’

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« Maintenant, se tournant d’un côté puis de l’autre, ils regardaient plus bas sous les plantes, dans les avenues sombres d’un monde sans lumière où la feuille pourrit, où la fleur tombe. Puis l’un d’eux, comme une superbe flèche lancée avec précision, embrochait le corps mou, monstrueux du ver sans défense, le piquant et le repiquant avant de le laisser là se putréfier. En dessous, au milieu des racines et des fleurs décomposées, des bouffées de mort s’exhalaient ; des gouttes sortaient des flancs gonflés de boursoufflures. La peau des fruits putrides éclatait, de la matière s’échappait, trop épaisse pour couler. Des sécrétions jaunes suintaient des limaces et, de temps en temps, un organisme amorphe, une tête à chaque extrémité, balançait lentement. Les oiseaux aux yeux d’or, en s’élançant entre les feuilles, observaient cette purulence, cette humidité, d’un air narquois. Parfois, ils plongeaient sauvagement leurs becs dans le mélange collant.
À présent, le soleil levant entrait par la fenêtre et, en atteignant le liseré rouge du rideau, il faisait naître des cercles et des lignes. Avec la lumière de plus en plus forte, la blancheur s’installait sur l’assiette ; le couteau concentrait son éclat. Les fauteuils et les armoires se profilaient à l’arrière-plan et, séparés pourtant, paraissaient liés inextricablement. Le miroir irradiait le mur d’un bassin blanc. La vraie fleur, sur le rebord de la fenêtre, s’accompagnait d’un fantôme de fleur. Mais le fantôme faisait partie de la fleur véritable, car dès qu’un bourgeon éclatait en libérant un bouton pâle, un bourgeon dans la vitre s’ouvrait aussi.
Le vent se levait. Les vagues frappaient du tambour sur la rive comme des guerriers enturbannés, des hommes enturbannés, levant bien haut leurs bras armés de lances empoisonnées, les faisant tournoyer à l’approche du troupeau de nourriture, les moutons blancs. »

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« Maintenant, se tournant d’un côté puis de l’autre [1], ils regardaient plus bas sous les plantes [2], dans les avenues sombres d’un monde sans lumière où la feuille pourrit, où la fleur tombe. Puis l’un d’eux, comme une superbe flèche lancée avec précision [3], embrochait le corps mou, monstrueux du ver sans défense, le piquant et le repiquant avant de le laisser là se putréfier. En dessous, au milieu des racines et des fleurs décomposées [4], des bouffées de mort s’exhalaient ; des gouttes sortaient des flancs gonflés de boursoufflures [5]. La peau des fruits putrides éclatait, de la matière s’échappait, trop épaisse pour couler. Des sécrétions jaunes suintaient des limaces et, de temps en temps, un organisme amorphe, une tête à chaque extrémité, balançait lentement [6]. Les oiseaux aux yeux d’or, en s’élançant entre les feuilles, observaient cette purulence, cette humidité, d’un air narquois. Parfois, ils plongeaient sauvagement leurs becs dans le mélange collant.
À présent, le soleil levant entrait par la fenêtre et, en atteignant le liseré rouge du rideau, il faisait naître des cercles et des lignes. Avec la lumière de plus en plus forte, la blancheur s’installait sur l’assiette ; le couteau concentrait son éclat. Les fauteuils et les armoires se profilaient à l’arrière-plan et, séparés pourtant, paraissaient liés inextricablement. Le miroir irradiait le mur d’un bassin blanc [7]. La vraie fleur, sur le rebord de la fenêtre, s’accompagnait d’un fantôme de fleur. Mais le fantôme faisait partie de la fleur véritable, car dès qu’un bourgeon éclatait en libérant un bouton pâle, un bourgeon dans la vitre s’ouvrait aussi [8].
Le vent se levait. Les vagues frappaient du tambour sur la rive comme des guerriers enturbannés, des hommes enturbannés [9], levant bien haut leurs bras armés de lances empoisonnées, les faisant tournoyer à l’approche du troupeau de nourriture, les moutons blancs [10]. »

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1-glancing this side, that side
d’abord traduit par "jetant un œil" ou "jetant des coups d’œil", mais il me semble que ça freine la phrase
(et puis, on se doute bien que si on jette un œil c’est en général pour regarder)
alors je simplifie avec le geste seul

[2-beneath the flowers
j’évite le mot "fleurs" qui apparaît ensuite plusieurs fois

[3-beautifully darting, accurately alighting
l’exemple parfait de quatre mots sur lesquels passer des heures, des jours, des décennies, ne donne pas (dans mon cas) de résultats merveilleux
il faut se résoudre,
se contenter de,
faire des compromis
(ou insérer une note qui dirait "non-traduit pour cause d’impossibilité à atteindre", mais cette note dans mon cas ponctuerait Les Vagues toutes les six lignes)

[4-Down there among the roots where the flowers decayed
gros compromis justement, car je voudrais garder ce lieu visible
"là où les fleurs pourrissent"
mais dans l’équilibre avec le début du paragraphe, la balance avec
"un monde sans lumière où la feuille pourrit, où la fleur tombe" ne se fait pas
et ce "où" redit serait à mon sens maladroit, comme une estafilade sur un dessin
par contre, ma volonté de conserver les racines, et donc le commencement, comme lieu de de pourrissement et de fin est atténué par la juxtaposition
les racines et les fleurs gâtées se retrouvent mêlées, il n’y a plus cette hiérarchie
mon problème reste insoluble pour l’instant

[5-the bloated sides of swollen things
autant en anglais things peut donner l’idée d’un magma
autant en français je trouve que "choses" sonne incomplet, gauche, d’où mon choix de "boursoufflures"

[6-swayed slowly from side to side
j’enlève "d’un côté et de l’autre" pour ne garder que le balancement, sinon il y a redite avec le
"se tournant d’un côté puis de l’autre" du début et tout le paragraphe en peine
mais il faut réfléchir, car ce serait peut-être quand même intéressant de le garder justement
pour conserver ce frottement répété, ce côté collant de mixture
cette pâte dont on ne peut s’extraire malgré les secousses "d’un côté et de l’autre", comme si le texte se débattait
(il faudrait peut-être aussi que je reconsidère la répétition du mot "fleur" sous cet angle et rétablir le "fleurs" que j’ai remplacé par "plantes" ? à réfléchir)

[7-The looking-glass whitened its pool upon the wall
je pense d’abord traduire pool par "flaque de lumière", mais il y a cet aspect informe de la flaque que la rotondité supposée du miroir aux bords nets contredit
et je garde aussi en tête l’épisode de la flaque où Rhoda manque de mourir
reprendre le mot "flaque" ici reviendrait à affaiblir a posteriori ce moment fort

il me semble aussi que garder l’image ici d’une flaque informe raterait l’écart qui doit exister entre le monde ensauvagé, où tout se mêle, nait et meurt, magnifique, pourri et corrompu
et l’intérieur d’un salon ou d’une chambre aux formes mal délimitées (inextricablement liées) mais existantes, ou décidées à exister, émergentes dans la lumière, avec ces cercles et ces lignes naissantes, le rayonnement droit du couteau, le rond de l’assiette
ces deux mondes existent, celui proche de la terre et des feuilles, magma de couleurs, d’odeurs fortes et écœurantes, et le monde polissé, ciré, qui sort de l’ombre dans l’encadrement d’une fenêtre
présentés l’un après l’autre, ces deux mondes se rencontrent dans la dernière phrase,
là où les hommes et les vagues s’unissent, et on ne sait pas s’ils combattent côte à côte ou se mesurent les uns aux autres dans l’affrontement
(peut-être les deux à la fois, union et lutte, parfois seuls, parfois ensemble, pris dans le tourbillon du grand brassage de vie et de mort)

[8-for when a bud broke free the paler flower in the glass opened a bud too
(voilà un bon endroit pour placer ma note "non-traduit pour cause d’impossibilité à atteindre", que je vais convertir en sigle pour gagner du temps, NTPCIAA)
je veux juste garder "aussi" en fin de phrase, comme est placé le too
c’est comme une ouverture sonore, le son clair du triangle qui résonne quand l’orchestre se tait

[9-like turbaned warriors, like turbaned men
mon premier mouvement, bien français, est d’éviter la répétition du mot "enturbannés"
soit en enlevant l’un des deux, soit en remplaçant le second par "coiffés de turbans"
mais ce serait casser le roulis, briser le lancinement, l’assaut de vagues, le retour perpétuel du rouleau au même endroit, frappant la plage, donc je garde

[10-with poisoned assegais who, whirling their arms on high, advance upon the feeding flocks
grande complexité devant l’assemblage de cette phrase qui doit couler et se rompre, former un flux et battre, comme battent les tambours, pour finir toute lisse et presque évaporée vers les moutons blancs

work in progress, plus que jamais

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