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journalier 19 03 15 / Temps tapoté, rabattu, retourné

jeudi 19 mars 2015, par C Jeanney


 En travaillant autour du son, de plus en plus, je prends conscience de travailler le temps.
C’est très différent de ce qui se passe avec le geste graphique, ou la photo par exemple. Comme s’il ne s’agissait pas du même temps, comme si le temps pouvait se présenter sous plusieurs formes, qu’il avait les mêmes propriétés qu’une molécule d’eau, gel, liquide, vapeur. Et nous dans le rôle de la température.
Le temps du son comme une pâte, alors que le temps visuel serait plutôt épinglé, fixé. Je me rends compte que je trimbale cette idée depuis longtemps, sinon pourquoi ma pulsion de sous-titrer tout ce que j’ai écrit autour des tableaux de Hopper "la seconde échappée" en pensant à un moment "blanc", une seconde arrêtée dans l’image, en suspens ?
 Le temps sonore serait peut-être une pâte.
À explorer, remplir, amincir, gonfler, grâce à l’intensité du son, le bouton du volume plus ou moins tourné, appuyé.
Une pâte qu’on pince, en petits pics, ou au contraire qu’on ferait déborder des limites, et là sans jouer sur le volume mais la hauteur. La note aiguë la plus haute, pointue, aiguë dans tous les sens du terme. Et la grave en flux large, ou rejoignant des profondeurs, soumise à la gravité, là aussi dans tous les sens du terme. Temps tragique, temps pensif, temps vrille ou dévasté.
Une plasticité du temps sonore : les sons gonflent ou dégonflent le quotidien d’une épaisseur variable, c’est intense, ça s’étiole, temps extensible.
Parfois tout plat, temps si lent de l’attente, je me dépêche, à cause du bancal dans l’oreille, de passer à un temps plus supportable.
La mélodie encore en tête alors qu’on ne l’entend plus, parfois depuis des jours, des mois. Qu’est-ce que ça dit du temps, temps étiré au maximum, tenu par un bout d’élastique qui glisse.
La mémoire prise dans les plis de cette pâte sonore, qui fait que celui qui oublie, oublie, s’enfonçant dans l’oubli toujours plus vaste au point de ne plus reconnaître personne, sait parfois retrouver les paroles d’un refrain appris du temps de sa jeunesse et les chante sans se tromper, temps replié.
Temps tapoté, rabattu, retourné et encore, en strates, le travail de la pâte feuilletée, feuilletée de rythme, rythme des pas que la pâte travaille dans la marche régulière, les battements entendus, bruits de pieds, bruits de clés, frottement des vêtements. Et comme on regarde autrement la clé soudée dans la peinture de la barrière, un nuage en forme de S, le tendeur qui ferme un grillage de ses fils dénudés, le flop et l’ombre de plumes dans les branches, vivacité, les cloches qui bégayent, qu’est-ce que ça raconte selon que ça rejoint, se rajoute, à tel ou tel moment du battement que les pieds font entendre, que ça se superpose au rythme interne, battement du cœur et pouls dans les organes. Et quand l’onde frémissante d’une main nonchalante se déverse dans la cuisine, sortant de la radio, et longe ce qui fringote dans les casseroles (comme dirait Maryse Hache), qu’est-ce que ça dit de cette caresse de la polyphonie, pâte moelleuse. Lisser une pâte si fine qu’elle s’élève, temps vapeur.
Le temps du son coupé, la pâte débitée en morceaux, et c’est cuit, on ne pourra plus y revenir.
 L’air, le temps, le son me font penser au thérémine. La dextérité extrême dans le contrôle de l’emplacement du corps, pour que le doigt, la main, le bras et tout le buste construisent ce qui s’écoute, en sculptant l’air. Pas de touches, pas de repères palpables, que l’oreille pour s’aider ? (toujours finir par un étonnement)

(pendant ce temps, l’air fige le son dans les photographies)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • Le thérémine ! Merci Christine de nous faire (re)découvrir cet incroyable instrument dont on se demande bien pourquoi il n’est pas davantage utilisé (mais il semblerait que sa pratique soit extrêmement difficile) : il faut toucher l’air pour faire le son, c’est incroyable... la gestuelle est magnifique et et le son produit, dans la vidéo proposée si proche parfois de la voix humaine.
    C’est un superbe idée de le convoquer autour de cette réflexion sur musique et temps.

  • Oui, le son est un univers en soi (en caresse pour l’audition, si tissu pas trop rugueux)...

    L’avantage d’Internet est bien de sortir aussi de l’écriture et de l’image, de rajouter (ou d’ajouter) du son.

    Tu m’as fait repenser - grâce à cette réflexion qui entre par une oreille mais ne ressort pas par l’autre - au "Thérémin" que j’avais vu lors de cette incroyable exposition sur Lénine, Staline et la musique... à la Cité de la Musique (quand elle existait alors toute seule comme une grande), en novembre 2010.

    Le son peut être furieux (demain, sur mon blog plus ou moins déserté en ce moment...), j’ai mis justement un morceau de "Guns N’ Roses", j’ai toujours aimé "implanter" des extraits musicaux sur mes petits posts.

    Les "Vine" permettent aussi - quand on saisit l’occasion au juste moment - de mettre le son, le bruit, la modulation, le sifflement, le soupir, le halètement, le vrombissement, la motorisation...( et peut-être le silence si l’on bouche le micro du téléphone par mégarde) en premier plan, ou en plan rapproché, ou en plan américain ou en plan musical (une figure de style à inventer, autre que celle des Zigfield Follies).

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