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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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journalier 03 04 15 / je ne sais pas

vendredi 3 avril 2015, par C Jeanney


 Le monde est bardé d’inconnu. La conscience s’arrête derrière des portes qu’elle ne peut pas ouvrir. Celle de demain close, celle d’hier incertaine, d’aujourd’hui à tâtons. Le texte que je devrais écrire courrait sur plusieurs mètres, plusieurs rouleaux ficelés ensemble, avec les mots je ne sais pas. Rien d’autre que je ne sais pas. Je ne sais pas sur quels insectes je marche. Je ne sais pas ce que provoquent les ondes, ondes de forces, ondes sonores. Le spectre des couleurs, la précision tactile, l’iris sa construction. Comment tiennent les ponts et les villes, ce qui fait tomber les avions. L’espace en forme de hamac ou comme une couverture, ce que voit un ami au réveil, les ressorts du cerveau. La chanson préférée je ne sais pas pourquoi on la préfère, ce qui mange la paupière de la femme croisée dans la rue V je ne sais pas, ni la composition de l’air. Je ne sais pas écrire les signes russes, la langue du Sichuan, ni pourquoi quand j’entends la numéro 1 de Mahler je la sens proche. Je ne sais pas devant quelle porte ma conscience s’arrête la nuit, juste avant le sommeil. L’autre jour c’était l’homme à qui il manque les jambes qui est venu vers moi, son image très nette, je peux encore la convoquer, et hier soir, dans les mêmes conditions, juste avant le sommeil, c’était la femme à barbe. Je dis "à barbe", mais ce n’en était pas une. Plutôt une chevelure qui lui aurait poussé sur le visage. Cette femme était debout. Elle s’est tenue debout assez longtemps pour que ma conscience la prenne pour un être réel et elle était réelle. Je ne sais pas si je saurais décrire son manteau noir qui cachait tout son corps, un manteau de drap noir ou de velours épais, large comme une cape, et sur ses manches qui retombaient en vagues jusqu’à ses pieds, deux liserés d’or contournaient ses poignets et suivaient en deux bandes distinctes deux lignes verticales de son cou jusqu’au sol. Elle tendait son bras droit, sa main vers moi, le bras gauche baissé. Je ne sais pas si c’était une invitation ou une accusation. De libres, seulement son front et le regard. Le reste, les tempes, le menton, les oreilles, tout était recouvert, mais calme, sans intensité ni violence. Je ne sais pas si elle souriait, mais je l’ai cru. Comment savoir, le bas de sa figure couvert de cheveux fins, grisonnants, ondulés, ses joues masquées, masquée la forme de sa bouche, son nez. Je ne pense pas qu’elle voulait parler. Je ne sais pas ce qui m’a le plus impressionnée, sa main tendue ou l’expression que je croyais lui voir. Concernée, et très lasse, c’est ce qu’il m’a semblé. Elle ne m’a pas fait peur car je crois qu’elle me connaissait. Qu’elle ne me voyait pas pour la première fois. Qu’elle savait qui j’étais. Ni jeune ni vieille, je ne sais pas. Je n’ai pas répondu à son appel, à sa mise en demeure, à sa demande, je n’ai pas eu le temps car j’ai ouvert les yeux, un réflexe, et elle est partie. Si j’ai ouvert les yeux, ce n’est pas de surprise. Je crois que je la connaissais comme elle me connaissait, simplement je ne le savais pas. Je ne sais pas maintenant où elle se trouve, derrière quelle porte que je ne sais pas ouvrir son bras reste levé, la main tendue vers moi, je ne sais pas.

(pendant ce temps sur les photos Giorgione)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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