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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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petite cosmogonie des fragments fracassés

mercredi 31 août 2016, par C Jeanney


1 (en 1 reprise du texte du 14 08 16)


2
J’ai pensé que je pourrais toujours écrire depuis ces personnages que j’avais croisés. J’ai pensé que je pourrais écrire depuis la femme épingle, depuis le manager en chemise à carreaux, depuis Gigi, blonde, un peu ramassée sur elle-même, le sourire un peu facile, un peu raide, comme si elle se brûlait. Que je pourrais écrire depuis cette construction là-haut, à la même hauteur que Café au 1er, au-dessus de la pancarte PRODUITS BIOS et de Sorry I am not listening imprimé sur un tee-shirt à tête d’ours.
J’ai pensé que je pourrais écrire une sorte d’autofiction, mais un déclencheur étrange surviendrait, comme une dislocation. La même scène sans paroles, juste le rire surpuissant. La même scène trop bavarde et le rire me désagrège. La même scène et remplacer la puissance du rire par des torrents de larmes, ils s’écroulent tous sur le parquet en chêne massif, s’écroulent tous le téléphone à la main ouvert sur la fonction photo, on voit nettement le mot Liberté bien cadré. Tous en larmes, ils s’écrient c’est très beau puis ils fondent et leurs caractéristiques se descellent, se mélangent et dévalent l’escalier jusqu’en bas, jusqu’à la grille électrique munie d’un digicode, et là, au pied des sacs poubelles, on retrouve des fragments fracassés (la chemise à carreaux, les oreilles en lame de rasoir, les épaules de Gigi toutes serrées), les passants les réparent ou s’en emparent, ça sert à autre chose, ça se disperse. J’ai pensé que je pourrais tout écrire et son contraire, qu’il ne me manquait que la confiance en moi pour ça, que je n’avais qu’à y croire pour que ça prenne forme.
Mais c’était fatigant aussi, cette succession d’événements troublants, fatigant d’imaginer à quel point ça se défaisait, ça se distordait, et surtout je n’avais pas vraiment besoin que ça arrive réellement dans le texte. La réalité est déjà assez défaite et assez distordue comme ça. J’ai ouvert un nouveau document et j’ai écrit J’ai ouvert un nouveau document. Et c’était fatigant cet entre-soi, d’écrire entre-soi, en retour sur soi, de se regarder. C’est ce qui arrive, naturellement, spontanément, de se regarder écrire (ça commence manuellement, quand on apprend à former les lettres, il y a un adulte au-dessus de l’épaule qui dit mais regarde un peu ton s, à quoi ça ressemble). Il faut donner un grand coup de pied en bas pour se propulser et propulser ce qu’on écrit à un endroit où on ne se regarde pas.
C’est fatigant aussi de toujours désirer une construction. Quelque chose qui fasse corps. Même pour dire que ce qui fait corps ne fait pas vraiment corps, et même pour dire qu’on ne peut pas vraiment donner du corps, que rien n’a de corps. Même pour dire les mains artificielles perdues, les très discrètes qui ne se voient pas au premier coup d’œil, qui prennent l’avion pour Vancouver en serrant bien leur sac ou leurs épaules et rient comme on se brûle, à petits hoquets secs, douloureusement.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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