TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -72 ["mais ça ne suffira pas"]

mercredi 14 septembre 2016, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘I think of Louis now. What malevolent yet searching light would Louis throw upon this dwindling autumn evening, upon this china- smashing and trolling of hunting-songs, upon Neville, Byron and our life here ? His thin lips are somewhat pursed ; his cheeks are pale ; he pores in an office over some obscure commercial document. “My father, a banker at Brisbane”— being ashamed of him he always talks of him — failed. So he sits in an office, Louis the best scholar in the school. But I seeking contrasts often feel his eye on us, his laughing eye, his wild eye, adding us up like insignificant items in some grand total which he is for ever pursuing in his office. And one day, taking a fine pen and dipping it in red ink, the addition will be complete ; our total will be known ; but it will not be enough.
‘Bang ! They have thrown a chair now against the wall. We are damned then. My case is dubious too. Am I not indulging in unwarranted emotions ? Yes, as I lean out of the window and drop my cigarette so that it twirls lightly to the ground, I feel Louis watching even my cigarette. And Louis says, “That means something. But what ?”’

 ma traduction


« Je pense à Louis maintenant. Quelle lumière malveillante, pénétrante, Louis jetterait-il sur cette soirée d’automne qui s’estompe, les éclats de vaisselle et de chants de chasse, sur Neville, sur Byron et notre vie ici ? Ses lèvres minces sont légèrement pincées ; ses joues sont pâles ; au fond d’un bureau, il se penche sur un document commercial obscur. « Mon père, banquier à Brisbane » – comme il en a honte il en parle constamment – a fait faillite. Voilà pourquoi il se retrouve dans ce bureau, Louis, le meilleur élève de l’école. Mais moi, toujours à l’affût des contrastes, je sens régulièrement son regard sur nous, son œil rieur, son œil farouche ; il nous additionne, comme les éléments insignifiants du grand total auquel il travaille sans trêve derrière son bureau. Un jour, d’une fine plume trempée dans l’encre rouge, il finira l’addition ; notre total sera connu ; mais ça ne suffira pas.
Vlan ! Ils viennent de jeter une chaise contre le mur. Nous sommes donc damnés. Mon cas est douteux lui aussi. Est-ce que je ne me complais pas dans des émotions injustifiées ? Oui, pendant que je me penche à la fenêtre en laissant tomber ma cigarette pour qu’elle virevolte légèrement jusqu’au sol, je sens que Louis aussi regarde ma cigarette. Et Louis dit : ça signifie quelque chose, mais quoi ? »
 [1]

(work in progress, toujours)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1-comme toujours, un paragraphe complexe et avec une trouzaine de possibilités de lectures, d’interprétations, c’est terrible
c’est comme une description cinématographique qu’elle donne (Virginia), et traduire serait en réaliser un film, en français, mais quel point de vue, quel angle ? comment être sûre de ne pas se tromper ?
(bien sûr je n’en suis pas sûre, sinon ça serait trop simple) (sinon, traduire serait comme utiliser une machine à tricoter, ça entrerait d’un bout pour sortir tout tressé de l’autre)

 pour une fois, j’ai lu la suite de ce passage pour mieux le situer (d’habitude, je me concentre sur le paragraphe seul)

après avoir lu ce qui suit, je crois que ce passage est une charnière,
pas « charnière » au sens où il serait très important, où il aurait une importance dramatique, où il y aurait là, à cet endroit, un renversement fort,
mais charnière au sens le plus commun, au sens de mécanisme, de pivot, de transition d’un état à l’autre
quelque chose se meut, comme un panneau qui s’ouvre
ça se matérialise par la cigarette qui, pendant sa chute, passe de Bernard à Louis

ce qui se passe est très flou,
pas inconnu ou incompréhensible, mais flouté, un peu comme un fondu enchaîné au cinéma (mais c’est mon interprétation)
selon moi c’est Bernard qui initie ce flou en s’évaporant en quelque sorte, en s’estompant, comme s’estompe la soirée d’automne
il ne le fait pas pour disparaître mais pour se transformer, entrer à l’intérieur d’un autre corps, d’une autre tête, celle de Louis
très délicatement, la translation (ha, ça tombe bien) s’opère, en quelques phrases on passe de Bernard qui parle, à Bernard qui imagine les pensées de Louis, puis à Louis lui-même, qu’il convoque
(et je note en aparté que « Louis lui-même » est un bon exercice de prononciation, cher Serge)

 Bernard est incroyable
de tous les personnages des Vagues c’est sans doute celui qui fait preuve de la plus grande lucidité sur son propre compte (« Am I not indulging in unwarranted emotions ? »), mais cela sans jamais quitter l’empathie qu’il a pour tout, pour tous, comme une curiosité incompressible
la vie l’intéresse, la vie l’intéresse avant tout et en priorité (Deleuze dirait « la vie, c’est sa grande affaire »)

 il prête à Louis, au-delà du sentiment évident de frustration (ce père banquier dont il a honte), des capacités de démiurge : d’un trait fin, assuré, à l’encre rouge, celle qui souligne les erreurs et corrige les fautes, Louis va faire le total
le Grand Total, le total universel,
l’addition est déjà amorcée dans « upon this china- smashing and trolling of hunting-songs » où les bris de vaisselle et les chants semblent être charriés ensemble, dans le même flux commun (ce que je tente de traduire en assemblant « les éclats de vaisselle et de chants de chasse »)

 Bernard surveille Louis, il sent son regard sur lui, sur eux tous
il place Louis dans son cadre, fixe son image (la caméra avance, fait le point sur les lèvres minces, les joues pâles, Louis est plus net que le document resté dans l’obscurité)
puis Bernard recule pour examiner plus largement cette scène où Louis les examine (jeu de reflets, miroir, avec le peintre inclus dans le tableau)
Louis arrive au premier plan : il finira l’addition en raturant d’un grand trait rouge
(et ça ne suffira pas, « it will not be enough »)

ça ne suffira pas non plus pour Bernard, ils sont ensemble
Bernard aura beau englober le décor, ce qui s’entend (les chants de chasse qu’on braille) et se voit (le visage de Louis penché sur son bureau), non, « it will not be enough »

ce « it will not be enough » s’adresse à tous les deux en les unissant
du point de vue de Louis, « it will not be enough », rien ne pourra compenser sa honte, sa frustration, cette colère sourde en lui, ce sentiment d’être toujours étranger à toute chose, de payer pour un crime ignoré et incompréhensible, un héritage maudit dont il n’est pas responsable
du point de vue de Bernard, « it will not be enough », ça ne suffira pas d‘être lucide, ou d’être clairvoyant, ou sensible et curieux, il y aura toujours des zones d’ombre, un document obscur, une cigarette qui virevolte en tombant sur le sol sans dévoiler l’ordre du monde, sans donner de clés, de réponses

 le dieu Louis, armé de sa plume d’encre rouge, est fait à l’image des humains qui, comme lui, cherchent le sens de tout ce qui se consume, de tout ce qui tombe en virevoltant
ainsi, Louis se demande (et la voix de Bernard, lucide et compassionnelle, parle à travers lui) : « That means something. But what ? »

les personnages des Vagues ne donnent pas l’impression de se débattre, pourtant on assiste à leur petit combat, pied à pied, on voit leurs petits coups d’épaules au milieu des liens qui les enserrent
les liens se sont formés depuis le tout début, depuis l’enfance : les premières voix, celles qui initient le livre, décrivaient ce que les personnages apercevaient de ces liens en germes autour d’eux (une chenille, un escargot, des flammes, des flaques d’eau)
peu à peu, avec l’école, le collège, les liens se sont affirmés, ils ont durci
parmi eux, la honte de Louis s’est renforcée comme une plante se nourrit de plus en plus de terreau
il se bat, se débat, mais l’addition du Grand Total ne saura pas lutter contre cette tige épaisse et dure

 Bernard se retire de la scène, il devient flou, douteux
(« My case is dubious too »)
damné
(« We are damned then »)
semblable aux autres, ces criards, ceux qui lancent des chaises et cassent la vaisselle
Bernard prétend rejoindre ce groupe de personnages secondaires, mais c’est un tour de passe-passe, un camouflage, il n’y laisse qu’une coque de Bernard vide, pour faire illusion

(ensuite, dans le passage suivant, la voix de Louis se fera de plus en plus forte, à tel point qu’on aura l’impression que Bernard s’est totalement infiltré en Louis, qu’il a colonisé son cerveau pour voir avec ses yeux, sentir avec ses capteurs, et penser ce qu’il pense
on lira le monologue de Louis en oubliant que c’est Bernard qui parle
et, dans ce jeu de miroir époustouflant,
Virginia Woolf s’écrira dans Bernard écrivant Louis,
réunissant honte, tourments, lucidité et compassion,
se plaçant au même rang que ses personnages,
les regardant à hauteur humaine, entreprenant peut-être, elle aussi,
comme le font Louis et Bernard, chacun à leur manière,
de tracer une ligne sous l’addition du Grand Total – sa ligne ne se résumant
jamais à une seule couleur – cette ligne, ce serait le livre ?
et, de la lire, nous n’en aurions jamais assez,
« it will not be enough »)

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