TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -82 ["Les mots se pressent, ils s’assemblent, se bousculent. Peu importe lesquels."]

mardi 7 août 2018, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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« La traduction est un exercice de reconnaissance, de gratitude envers l’autre que nous rendons accessible à nous-mêmes, non pas en le transformant en nous-mêmes mais en trouvant dans notre langue de quoi rendre sa particularité. »
(André Markowicz, sur france culture)

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 le passage original

‘Come, then, let us wander whirling to the gilt chairs. The body is stronger than I thought. I am dizzier than I supposed. I do not care for anything in the world. I do not care for anybody save this man whose name I do not know. Are we not acceptable, moon ? Are we not lovely sitting together here, I in my satin ; he in black and white ? My peers may look at me now. I look straight back at you, men and women. I am one of you. This is my world. Now I take this thin-stemmed glass and sip. Wine has a drastic, an astringent taste. I cannot help wincing as I drink. Scent and flowers, radiance and heat, are distilled here to a fiery, to a yellow liquid. Just behind my shoulder-blades some dry thing, wide-eyed, gently closes, gradually lulls itself to sleep. This is rapture ; this is relief. The bar at the back of my throat lowers itself. Words crowd and cluster and push forth one on top of another. It does not matter which. They jostle and mount on each other’s shoulders. The single and the solitary mate, tumble and become many. It does not matter what I say. Crowding, like a fluttering bird, one sentence crosses the empty space between us. It settles on his lips. I fill my glass again. I drink. The veil drops between us. I am admitted to the warmth and privacy of another soul. We are together, high up, on some Alpine pass. He stands melancholy on the crest of the road. I stoop. I pick a blue flower and fix it, standing on tiptoe to reach him, in his coat. There ! That is my moment of ecstasy. Now it is over.’

 ma traduction


« Viens maintenant, virevoltons doucement près des chaises dorées. Le corps est plus puissant que je ne pensais. Je suis plus étourdie que je ne croyais. Je ne me soucie de rien au monde. De personne, sauf de cet homme dont je ne sais pas le nom. Qu’en penses-tu, lune, ne sommes-nous pas acceptables ? Ne sommes-nous pas charmants assis ici, moi en satin et lui en noir et blanc ? Mes pairs peuvent me regarder à présent. Je vous renvoie votre regard, hommes et femmes. Je suis l’une des vôtres. Ceci est mon monde. Je saisis la fine tige d’un verre à pied, je bois une gorgée. C’est un vin fort, astringent. Je ne peux pas réprimer une grimace. Le parfum et les fleurs, l’éclat et la chaleur, tout se condense ici en un liquide brûlant et jaune. Juste derrière mes omoplates, quelque chose de sec aux yeux écarquillés se ferme doucement et se berce jusqu’au sommeil. Un ravissement. Un soulagement. La barre au fond de ma gorge s’abaisse. Les mots se pressent, ils s’assemblent, se bousculent. Peu importe lesquels. Ils se poussent pour se grimper sur les épaules les uns des autres. Le mot solitaire et l’esseulé s’accouplent, ils se culbutent, se multiplient. Peu importe ce que je dis. Débordante, comme un oiseau qui bat des ailes, une phrase traverse l’espace vide entre nous. Elle se pose sur ses lèvres. Je remplis mon verre. Je bois. Les voiles tombent. Je suis admise dans la chaleur et l’intimité d’une autre âme. Nous sommes ensemble sur les hauteurs d’une sorte de col alpin. Il se tient, mélancolique, sur la crête de la route. Je me baisse. Je choisis une fleur bleue et, debout sur la pointe des pieds, je la fixe sur son manteau. Là ! C’est mon moment d’extase. Maintenant c’est fini. »

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  mes choix et questionnements

  let us wander whirling
je dois rendre l’idée d’une flânerie, d’un abandon, les résidus d’un tourbillon qui a emporté Jinny dans le paragraphe précédent
je tente d’abord "allons finir de virevolter" pour mieux marquer ce mouvement de roue qui ralentit, mais le verbe finir ne me va pas, il marque un arrêt trop sec
je tente "que nos tourbillons nous entraînent" sans être satisfaite, même si on suppose que les chaises dorées vont accueillir les danseurs
au final je choisis "virevoltons doucement près des chaises dorées", mais c’est typique de ce que je ne sais pas rendre, même si le "doucement" indique un ralentissement, le wander est presque gommé par ma traduction (ce qui me navre)

  Are we not acceptable, moon ?
dans un premier temps, j’avais traduit par "Ne sommes-nous pas convenables, Lune ?"
j’avais ajouté une majuscule à "lune" (car c’est à elle qu’on s’adresse), mais le faisant, j’accentuais quelque chose qui n’était pas très lourd de sens
Jinny n’apostrophe pas réellement la lune, mais plutôt la bonne société qui l’entoure et qui la voit faire ses premiers pas
le mot "convenables" porte en lui un sous-entendu de pudeur, de bonnes meurs, dont il n’est pas question ici
la vraie question est "ne sommes-nous pas conformes/intégrés au décor ?"
je décide alors de conserver "acceptables" plutôt que "convenables"
mais cette "Lune" me cause problème
je n’ai pas non plus envie de verser dans un faussement poétique "Ô Lune" qui serait furieusement à côté de la plaque à mon sens
c’est plutôt pragmatique (que poétique) ce questionnement
il s’agit de savoir (pour Jinny), tout comme pour ses vêtements et sa coiffure, si les signes d’appartenance à ses "pairs" qu’elle a méticuleusement assemblés sont justes
je tente de faire en sorte que la question posée à la lune s’affranchisse d’une poésie majuscule avec ce plus simple "Qu’en penses-tu, lune"
car finalement c’est une question rhétorique, Jinny est sûre de la réponse
elle sait qu’elle a atteint son but

  The single and the solitary mate, tumble and become many.
"le solitaire et l’esseulé", ce sont des mots, des mots isolés qui se regroupent et se fécondent
je choisis d’ajouter "mot" pour qu’on saisisse bien d’où vient cette prolifération

  Crowding, like a fluttering bird, one sentence crosses the empty space between us
c’est crowding qui me cause souci
littéralement surpeuplé, dense, foisonnant
grouillant
la phrase devrait être "grouillante" si je me tiens précisément au sens
mais en français, à l’oreille, "grouillant" n’est pas très heureux (on visualise plutôt des asticots sur un fromage)
et puis il y a le fluttering bird
le mot que je vais choisir ne doit pas trop jurer avec l’oiseau aux ailes qui battent
mais si c’est trop proche et trop attendu, il n’y aurait pas cette sorte de marche qui se dérobe lorsqu’on avance (si propre à VW)
je tente la métaphore du flux qui se presse (puisque ce sont Les Vagues) avec "débordante"
(mais sans doute à réajuster/retravailler par la suite)

  The veil drops between us .
si je traduis par "les voiles tombent entre nous", on pourrait penser que des voiles viennent séparer Jinny et l’homme dont elle ignore le nom, alors que c’est tout le contraire
ce "entre nous" perturbe le sens
je choisis de l’éliminer

  I pick a blue flower and fix it, standing on tiptoe to reach him, in his coat
je déplace standing on tiptoe to reach him pour rendre la lecture plus simple en français, même si je sais que le faisant, je ne rends pas compte du style de la phrase, chaloupée, incertaine, gestuelle, vivante
j’espère que cette sorte d’édulcoration (ou de construction plus traditionnelle) n’enlèvera pas à tout ce passage sa très grande liberté

la roue tourne, le mouvement de virevolte de la danse vient s’assouplir, s’assoupir, et les mots prennent la relève
ce ne sont pas les figures arrondies et tourbillonnantes de la danse, ils s’entrechoquent et se déversent, nombreux, pressés, incontrôlables, anarchiques ("peu importe lesquels")
ils atteignent la cible, les lèvres
la scène passe, sans qu’on puisse l’anticiper et brutalement, librement, de l’horizontalité d’une salle de bal aux sommets escarpés
ce glissement se fait sans appuyer, sans effets de manche
les symboles, oiseaux, fleur, deviennent des flèches que l’on lance
jusqu’à l’acmé finale

c’est élégant et économe
c’est aussi perturbant cette approche presque minimale pour décrire une extase
cela peut renforcer l’envol, la grande force de ce moment unique
ou bien démontrer, dévoiler par un effet de creux à quel point Jinny reste toujours en contrôle d’elle-même, inscrivant ce qui semble la faire chavirer dans un crescendo calculé, jusqu’à l’image qu’elle convoque, les sommets des Alpes, une vision qu’elle impose au réel finalement

ça me renforce dans l’idée d’une Jinny volontaire
si elle se laisse brasser par les vagues, elle donne assez de coups de pieds pour diriger sa nage, se hisser, comme ici sur la pointe des orteils lorsqu’elle épingle une fleur sur quelqu’un, marquant son territoire
déterminée à trouver ce qui lui appartient ainsi que son appartenance au monde qu’elle cible
et peu importe ce "quelqu’un" (un homme dont elle ignore le nom) comme peu importe les mots
une Jinny aussi vigoureuse que les éléments qui tentent de la faire chavirer
si elle chavire, c’est qu’elle l’a décidé
ou bien c’est sa jeunesse qui lui donne cette capacité d’avancer sans se briser, cette confiance en elle, en ce qu’elle sait, en ce qu’elle croit voir du monde, tout semble si simple pour elle à ce moment du texte
un texte qui monte vers son objectif, une élévation

(work in progress, toujours)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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