TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -85 [" Donc un monde préservé du changement existe."]

mardi 28 août 2018, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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« On pourrait [...] donc entendre la phrase "lire dans une langue étrangère" de la façon suivante : retrouver sa propre langue à l’intérieur d’une langue autre, lire "dans", dedans, dans les plis. La traduction ne serait pas alors une opération de remplacement, de mise à l’écart [...], mais quelque chose qui se produit au sein même de la langue étrangère, une métamorphose qui rend cette dernière soudain intelligible, comme suite à un processus chimique. »
(Claro, Bergman, le silence et la traduction)

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 le passage original

’Now I will walk, as if I had an end in view, across the room, to the balcony under the awning. I see the sky, softly feathered with its sudden effulgence of moon. I also see the railings of the square, and two people without faces, leaning like statues against the sky. There is, then, a world immune from change. When I have passed through this drawing-room flickering with tongues that cut me like knives, making me stammer, making me lie, I find faces rid of features, robed in beauty. The lovers crouch under the plane tree. The policeman stands sentinel at the corner. A man passes. There is, then, a world immune from change. But I am not composed enough, standing on tiptoe on the verge of fire, still scorched by the hot breath, afraid of the door opening and the leap of the tiger, to make even one sentence. What I say is perpetually contradicted. Each time the door opens I am interrupted. I am not yet twenty-one. I am to be broken. I am to be derided all my life. I am to be cast up and down among these men and women, with their twitching faces, with their lying tongues, like a cork on a rough sea. Like a ribbon of weed I am flung far every time the door opens. I am the foam that sweeps and fills the uttermost rims of the rocks with whiteness ; I am also a girl, here in this room.’

 ma traduction


« Maintenant, je vais marcher vers le balcon sous l’auvent, comme si je savais où aller. Je peux voir le ciel duveteux que la lune fait briller tout à coup. Je peux aussi apercevoir les grilles du parc et deux personnes sans visage, adossées contre le ciel comme deux statues. Donc un monde préservé du changement existe. Une fois que j’aurai traversé cette pièce vibrante de langues qui me tailladent, qui me forcent à balbutier et à mentir, je saurai trouver des visages libérés de leurs traits, habillés de beauté. Les amoureux se réfugient sous le platane. Le policier se tient en sentinelle à l’angle de la rue. Un homme passe. Donc un monde préservé du changement existe. Mais je ne suis pas assez calme, debout sur la pointe des pieds au bord du feu, brûlée par le souffle chaud, effrayée par la porte qui s’ouvre et le tigre qui bondit, pour pouvoir prononcer ne serait-ce qu’une seule phrase. Ce que je dis est sans cesse contredit. La porte s’ouvre ; chaque fois je suis interrompue. J’ai à peine vingt et un ans. Je vais être brisée. Je vais être raillée toute ma vie. Je vais être ballottée en tous sens, au milieu de ces hommes, de ces femmes, aux faces tordues et aux langues fausses, je serai un bouchon de liège sur la mer agitée. Chaque fois que la porte s’ouvre, je m’écarte comme le ruban d’algues. Je suis l’écume qui balaie les rochers et remplit de blancheur les creux les plus inaccessibles ; je suis une fille aussi, là, dans cette pièce. »

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  mes choix et questionnements

c’est un passage difficile pour plusieurs raisons
déjà, le rythme des phrases et cette sorte de "déconstruction" sous-jacente propre à Rhoda
Jinny et Susan possèdent des contours précis
les lustres des salons, les réceptions pour Jinny
et pour Susan les champs, la ferme de son père
Rhoda, elle, ne sent chez elle nulle part
sauf en un lieu préservé, intime, onirique, un endroit aux visages sans traits, là où l’hirondelle trempe son aile entre eau et ciel

aussi les phrases de Rhoda semblent un peu tâtonner, s’enchaîner sporadiquement, un peu tortueuses, presque à se perdre parfois
d’un côté je dois garder cela à l’esprit, et de l’autre faire quand même en sorte que ma traduction ne soit ni inutilement obscure ni gauche

ce passage est aussi difficile car c’est le point final ou point d’orgue de cette phase de monologues
ensuite viendra une sorte d’interlude où une voix extérieure décrit le mouvement du soleil sur la mer
ces "interludes", qui reviennent régulièrement, séparent les temps où les monologues des personnages se développent
ils agissent comme des marqueurs temporels, ou des marches qu’on escalade
je dois être très attentive
(en fait, comme d’habitude)

  I see the sky, softly feathered with its sudden effulgence of moon.
je ne sais pas rendre l’idée des plumes sur le ciel en français, aussi je trafique en les remplaçant par du duvet
très pragmatiquement, mon problème se fixe sur le mot "soudain" que j’avais d’abord choisi pour sudden
selon l’endroit où je le plaçais, la phrase pouvait sembler trop affectée, manquer de simplicité (et Rhoda n’est pas dans la posture)
bizarrement (et je ne sais pas expliquer pourquoi), je n’ai plus ce problème si j’utilise "tout à coup" (les sonorités sans doute, et le nombre de syllabes orales)

  and two people without faces, leaning like statues against the sky .
pour le rythme, je choisis j’ajouter un "deux" (deux statues contre le ciel)
et je commence à anticiper le souci que va me causer le "comme", les like sont nombreux
(trop de "comme" tue le "comme", il va falloir que je m’en arrange autrement)

  There is, then, a world immune from change
cette phrase si importante
dite deux fois (à l’identique donc)
un mantra, une sorte d’incantation
je devrais normalement insister sur le "donc", le placer entre deux virgules comme c’est le cas pour then
mais à mon sens ça donne un côté qui assène et veut prouver, un peu autoritairement, et s’il y a bien une chose que Rhoda n’a pas, c’est l’autorité sur quoi que ce soit
sans doute pour cela que je préfère traduire cette phrase en ôtant les virgules, pour qu’elle se déroule sans coupures, parce que dans mon crâne je l’entends dite à voix haute dans un seul souffle, d’un seul tenant, comme une prière fiévreuse répétée qui saurait repousser le mauvais oeil

  When I have passed through this drawing-room flickering with tongues that cut me like knives, making me stammer, making me lie, I find faces rid of features, robed in beauty
plusieurs soucis
c’est une phrase longue où les choses doivent s’enchaîner sans qu’on ait le temps de bailler d’ennui, ou qu’on ait le sentiment d’être perdu
et les derniers mots de cette phrase sont particulièrement dangereux
"rid of features", c’est magnifique en anglais, c’est très clair, ça s’articule avec une sorte de grâce évidente
en français, la dureté du mot "traits" à l’oreille, la longueur du mot "débarrassé", bref, j’ai beaucoup de mal à installer tout ça pour que ça ne sonne pas maladroitement, pour que ça ne s’entrechoque pas (dans mon esprit, je risque la rature sur un dessin léché)
c’est le mot "libéré" (ironiquement) qui me libère (comme quoi les tout petits rouages peuvent influencer au plus large)

je dois aussi jouer sur l’agencement qui montre la succession des actions
je tente d’effacer "comme des couteaux" ou "comme des lames" (le like knives est discret, court, pris dans la substance même de la phrase en anglais, ça n’est pas du tout le cas en français), car d’une part j’ai l’obsession de ne pas trop allonger le texte, et de plus, ça me permettrait d’enlever un "comme" parmi tous
pour une question de rythme auditif ce serait mieux
(mais je reste ambivalente, pas du tout certaine = à décider plus tard))

  But I am not composed enough, standing on tiptoe on the verge of fire, still scorched by the hot breath, afraid of the door opening and the leap of the tiger, to make even one sentence
la phrase peut-être la plus compliquée pour moi à rendre en français, je fais beaucoup de tentatives avant de m’arrêter sur une version qui me semble acceptable
(c’est toujours une question de choix, pronoms relatifs ou pas, et comment ça s’organise)

  What I say is perpetually contradicted
j’avais tenté "Ce que je dis est sans cesse réfuté", pour accentuer la négation ressentie par Rhoda, d’une certaine façon en élargir la portée, mais en relisant le paragraphe entier, quelque chose est déséquilibré
"ce que je dis est contredit", dis / contredit
cette balance simple est nécessaire

  like a cork on a rough sea. Like a ribbon of weed
voilà le temps des "comme" venu
en français le second "comme" affaiblit le premier (ou c’est l’inverse)
je tente "je serai un bouchon de liège" pour déjouer ce sentiment
je choisis "le" ruban d’algues" et non pas "un" ruban d’algues, pour ajouter à l’effet dramatique et à la dépersonnalisation de Rhoda (un sentiment qui va se retourner comme un gant à la dernière phrase)

  I am the foam that sweeps and fills the uttermost rims of the rocks
je tente "inaccessibles" pour uttermost, pour accentuer le lointain
le monde préservé que cherche à rejoindre Rhoda, quelque part, mais qu’elle ne peut atteindre

il y a une sorte d’acceptation finale dans sa façon de conclure par je suis l’algue, je suis l’écume, je suis une fille
comme si elle se recomposait après avoir été éparpillée en morceaux
(le I am broken into separate pieces du passage précédent)
comme si Rhoda s’emparait de ses jupes et qu’elle les ramenait autour de son corps, en protection, ou comme font les enfants lorsqu’assis dans le sable ils le ramènent vers eux, de tous côtés, en cocon protecteur
se préserver, se construire

pour cette phrase finale, j’ai deux options, je peux choisir de traduire girl par "fille" ou bien par "jeune fille"
et là c’est un souci de taille XXL
si je choisis "jeune fille", c’est en anticipant ce qui se joue ensuite, avec l’interlude descriptif qui succède à ce paragraphe
chacun des interludes montre une avancée en âge, un passage de la petite enfance à l’adolescence, etc, et c’est ce qui va arriver
ce sont les étapes de métamorphoses de ces chrysalides où se tiennent les six personnages
donc si je prends "jeune fille", j’inscris Rhoda dans l’espace temporel, je la place dans la durée, un choix en quelque sorte approuvé par la suite, lié au temps visible, la course du soleil au-dessus de la mer
si je prends "fille" au lieu de "jeune fille", je mets le focus sur la personne de Rhoda, pas sur le temps
ça devient peut-être plus général, plus essentiel, plus intime, plus...dramatique...?
la phrase tombe peut-être plus nettement, plus délibérément
peut-être que "jeune fille" accentue aussi son côté fragile
alors que "fille" la renvoie à qui elle était au début des Vagues
Rhoda n’a peut-être pas changée au fond
elle est toujours l’enfant qui observe ses pétales flotter dans la bassine qu’elle berce
("Alone, I rock my basins ; I am mistress of my fleet of ships")

mais c’est un choix difficile
"fille" ou "jeune fille", c’est un parti pris, c’est décider d’un équilibre, d’une tonalité
de la couleur du temps, ici, dans Les Vagues

le temps à la fois partie prenante des modifications de vie
et parfois impuissant, car nous sommes qui nous sommes
sans doute que j’exagère mais je crois que mon choix, entre fille et jeune fille, va plus loin qu’une simple décision de traduction
de quelle façon j’envisage le tout
quelle importance je donne au temps, celle d’un décor obligatoire et donc présent, ou celle d’un acteur incisif, incontournable et cannibale

pour l’instant je prends "fille" et seulement "fille"
(quitte à modifier plus tard)
je pense à la nouvelle Le Temps passe de VW, celle qui deviendra la partie centrale de La Promenade au phare, avec la maison abandonnée, soumise aux éléments, mais sauvée par une vielle femme
et si les humains étaient plus puissants que le temps finalement
dans cette nouvelle, le temps se déchaîne, il s’emploie de toutes ses forces à faire sombrer la maison dans l’oubli
il n’y arrive pas
je choisis de prendre le temps comme une donnée existante, à prendre en compte bien sûr, puissante, dévorante même, mais pas invincible (il y a des failles)

c’est peut-être ce que je retiens de ce passage autour de Rhoda
elle est un bouchon de liège, inadaptée, lacérée, malmenée
mais elle résiste
elle est fille, elle est elle,
"là, dans cette pièce"
("fille", c’est comme un caillou solide qu’elle porte au dedans
même si le "là, dans cette pièce" l’épingle comme le papillon sur la table de l’entomologiste)

(work in progress, toujours)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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