TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -92 ["À cet instant, je ne suis pas moi."]

lundi 17 juin 2019, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘It is, however, true that my dreaming, my tentative advance like one carried beneath the surface of a stream, is interrupted, torn, pricked and plucked at by sensations, spontaneous and irrelevant, of curiosity, greed, desire, irresponsible as in sleep. (I covet that bag—etc.) No, but I wish to go under ; to visit the profound depths ; once in a while to exercise my prerogative not always to act, but to explore ; to hear vague, ancestral sounds of boughs creaking, of mammoths ; to indulge impossible desires to embrace the whole world with the arms of understanding—impossible to those who act. Am I not, as I walk, trembling with strange oscillations and vibrations of sympathy, which, unmoored as I am from a private being, bid me embrace these engrossed flocks ; these starers and trippers ; these errand–boys and furtive and fugitive girls who, ignoring their doom, look in at shop– windows ? But I am aware of our ephemeral passage.
It is, however, true that I cannot deny a sense that life for me is now mysteriously prolonged. Is it that I may have children, may cast a fling of seed wider, beyond this generation, this doom– encircled population, shuffling each other in endless competition along the street ? My daughters shall come here, in other summers ; my sons shall turn new fields. Hence we are not raindrops, soon dried by the wind ; we make gardens blow and forests roar ; we come up differently, for ever and ever. This, then, serves to explain my confidence, my central stability, otherwise so monstrously absurd as I breast the stream of this crowded thoroughfare, making always a passage for myself between people’s bodies, taking advantage of safe moments to cross. It is not vanity ; for I am emptied of ambition ; I do not remember my special gifts, or idiosyncrasy, or the marks I bear on my person ; eyes, nose or mouth. I am not, at this moment, myself.’

 ma traduction


« C’est pourtant vrai que ma rêverie, ce chemin indécis comme quelqu’un qui serait entraîné sous la surface du fleuve, s’interrompt, lacérée, piquetée, tiraillée de sentiments inappropriés, curiosité, envie, convoitise, aussi involontaires que dans le sommeil. (J’ai envie de cette valise — etc.) Non, il faut que j’aille dessous ; que je visite les grandes profondeurs ; avec pour une fois non pas la faculté d’agir, mais celle d’explorer ; d’écouter les sons indistincts, ancestraux, les branches qui craquent, les mammouths ; avec la soif d’assouvir l’impossible désir d’enlacer la totalité du monde des bras de la compréhension — impossible à ceux qui agissent. Et, tout en marchant, ne suis-je pas traversé par des oscillations étranges, des ondes de compassion qui, parce que j’avance maintenant délivré de ma propre vie, me poussent à embrasser cette masse de gens absorbés, spectateurs, passants, garçons de courses, jeunes filles furtives, fuyantes, inconscientes de leur destin, les yeux collés sur les vitrines ? Mais je le sais, notre passage est éphémère.
C’est pourtant vrai, je ne peux pas nier le sentiment que la vie pour moi va se prolonger mystérieusement. Est-ce que je vais avoir des enfants et lancer une volée de graines au-delà de cette génération, de cette population cernée par la fatalité, et bousculée dans une compétition sans fin le long des rues ? Mes filles viendront ici passer d’autres étés ; mes fils retourneront de nouveaux champs. Nous ne sommes pas des gouttes de pluie que le vent sèche ; nous faisons fleurir les jardins et rugir les forêts ; nous revenons, encore et encore. C’est ce qui explique ma confiance, la stabilité intime que j’éprouve, qui serait monstrueuse ou absurde sinon, dans cette artère bondée où je dois me frayer un passage entre les corps des passants, profitant de moments sûrs pour traverser. Ce n’est pas de la vanité ; je suis vide d’ambition ; j’ai oublié les dons qui me caractérisent, ce qui me rend particulier, les marques que je porte ; mes yeux, mon nez, ma bouche. À cet instant, je ne suis pas moi. »

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 quelques uns de mes choix et questionnements

 deux paragraphes
le premier comme recouvert d’eau, claire par endroit, laiteuse aussi, les phrases sont construites avec en elles une sorte de flou qui ne se perçoit d’habitude qu’en rêve
dans le deuxième paragraphe les choses s’éclairent progressivement
le texte va se "simplifier" (phrase plus courtes, plus linéaires)
la difficulté : garder cette texture flou tout en faisant en sorte que ça ne sonne pas gauche
d’abord une sorte de décryptage au mot à mot (boueux, embourbé), mes phrases ne ressemblent à rien, complexes, mal maîtrisées, puis dans un deuxième temps s’écarter, envisager le texte français comme depuis le ciel, se faire confiance pour retrouver un sol stable, ré-écrire
laisser le texte obtenu reposer plusieurs jours (ces paragraphes ne sont pas les plus compliqués à traduite des Vagues — tout est compliqué de toute façon —, mais il y a du "mouvement", du gite comme on dit dans la marine)
puis tout reprendre

 ces deux paragraphes commencent tous les deux par It is, however ,
je respecte cela en traduisant chaque début par "C’est pourtant vrai"

  It is, however, true that my dreaming, my tentative advance like one carried beneath the surface of a stream, is interrupted, torn, pricked and plucked at by sensations, spontaneous and irrelevant, of curiosity, greed, desire, irresponsible as in sleep
pour ma part, ça chaloupe sérieusement
il y a l’accumulation de noms et d’adjectifs, la tentation de placer deux fois "comme" (comme on est emporté sous la surface et comme dans le sommeil) ce qui alourdirait une phrase déjà assez lourde
et pourtant cette lourdeur rappelle la démarche du scaphandrier, je ne peux pas lisser le tout au point de rendre une trop grande fluidité qui ne serait pas juste ici
  torn, pricked and plucked
quelles sonorités
je tente de faire face avec "lacérée, piquetée, tiraillée"
  irrelevant
très clairement "à côté de la plaque", ce qui n’a rien à faire là
le mot "saugrenu" auquel je pense tout d’abord est un peu trop tourné du côté du jugement,
une expression comme "hors sujet" qui pourrait correspondre, mais "tiraillée de sentiments hors sujet" non, ça ne me va pas
je peux tenter "sentiments déplacés", mais il y a une connotation d’inconvenance qui ne tient pas la route ici
finalement je me résous à choisir "inappropriés" à cause du rythme du son é, répété, " lacérée, piquetée, tiraillée de sentiments inappropriés"
  irresponsible as in sleep
irréfléchis ?
irresponsables ? (non, quelqu’un d’irresponsable fait de mauvais choix, ici ce serait plutôt "dont je ne suis pas responsable" ou "peu responsable")
mais l’ajout d’un "je" supplémentaire n’est pas une bonne idée
le sujet principal : les sentiments
"je" s’amenuise ici, il se délite dans les phrases avec cette texture floue, Bernard tâtonne sa parole, son "je" est de moins en moins prédominant
si j’ajoutais un "je" de plus, je déséquilibrerais la balance dans le sens inverse de ce que crois comprendre
inconscients ?
(c’est contradictoire, ces sentiments ne sont pas inconscients puisqu’ils sont nommés)
je tente "involontaires"

 je choisi "valise" pour traduire bag , pour rappeler que nous sortons d’un train (Bernard ne fait pas de shopping)

  to hear vague, ancestral sounds of boughs creaking, of mammoths
j’aime énormément ce moment
j’aime qu’il arrive comme dans un entonnoir, le trop plein, ça tombe en vrac, mammouths et branches qui craquent
ce n’est pas mis en scène, ce n’est pas apprêté
il n’y a pas de volonté de faire joli, d’enrubanner l’idée comme une boîte de chocolat
ça arrive brutal, coq à l’âne, pas le temps de souffler, pas le temps d’installer une progression qui irait du plus contemporain, du bruit le plus reconnaissable à d’autres bruits plus éloignés en remontant dans le temps progressivement, non, VW lâche dans le même mouvement et avec la même main le plus simpliste et le plus immémorial
ça s’engouffre comme dans un sac
j’ai d’abord la tentation de construire quelque chose avec ce vrac, par exemple en installant une hiérarchie, comme "entendre les bruit vagues des branches qui craquent, et ceux ancestraux des mammouths", ce serait plus logique, plus soigné, mais ce n’est pas ce qu’elle fait
soigner est irrelevant
je garde le vrac

  embrace the whole world with the arms of understanding
est-ce qu’il faut garder ces bras ? oui, il le faut je pense, mais c’est acrobatique, ça peut sonner comme une expression idiomatique traduite par une intelligence artificielle
et understanding
la compréhension
mais pas n’importe laquelle, toute la compréhension
c’est-à-dire celle qui capte ce qui se passe et sait le décrypter, du verbe comprendre, et celle qui compatit, qui est compréhensive (du verbe comprendre)
l’alliage de l’intelligence et de l’émotion
j’ai beau chercher ("entendement", "connaissance", "clairvoyance", "acceptation") c’est peine perdue, c’est bien le mot "compréhension" qu’il me faut
(puisque j’avais le choix entre comprendre et comprendre, c’est logique)

 le deuxième paragraphe va s’illuminer, mais pas tout de suite
il y a encore quelques brumes avec le moment complexe qu’est beyond this generation, this doom– encircled population, shuffling each other in endless competition along the street ?
je traduis d’abord doom par "destin", que j’imagine "funeste"
j’hésite à garder le sens de mort
et pourtant, est-ce qu’il ne s’agit pas de ça ici, de la vie, de la mort, du grand destin de l’humanité ?
en fait il me faudrait réduire en un seul mot "destin funeste"
je m’arrête sur "fatalité"

 arrivent ces sortes de lumières brèves qui disent que tout est simple
l’une d’elles est we make gardens blow and forests roar
comme un rideau qu’on ouvre
le futur ( My daughters shall come here, in other summers ; my sons shall turn new fields ) est une révélation, il construit le présent, fait fondation

  I am emptied of ambition
"je suis dépourvu d’ambition", "dépourvu" serait le mot juste, mais c’est un peu trop "civilisé" dans un passage de perte, de déconstruction du soi
je garde "vide", plus sec, plus définitif
et puis ce "vide" est un peu grandiloquent
je n’oublie pas que c’est Bernard qui parle, celui qui se met si souvent en scène qu’il pourrait oublier ce que veut dire sincérité, il est toujours "soufflé" par ses émotions, il veut se laisser emporter par elle, mais avec une sorte de conscience stable d’être pris dans ce flux, la fierté de se sentir différent, unique, d’être un poète

(calcul : traduire deux paragraphes me demandant 5 jours, si je voulais estimer le laps de temps nécessaire à... bah non, un peu inutile cet exercice)
work in progress

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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