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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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la vieille femme à la carabine

le portillon

vendredi 17 avril 2020, par C Jeanney


Attention à l’abeille cuirassée ! j’ai crié, j’ai crié des deux côtés de la barrière – le portillon grince et parfois la poignée se dévisse, mais c’est malgré tout stable, ma barrière fait son travail de barrière –, Attention ! Attention à l’abeille cuirassée ! J’ai crié de chaque côté de la barrière, moi agile, passant du statut de victime assistée (ou non) au statut de vigile vigilante (ou pas), Attention ! car j’étais à la fois spectatrice des piqûres et actrice de mon corps sans bouclier.
L’abeille cuirassée passe.
Elle passe. Elle passe partout. Aucun couloir ne lui échappe (bureau de vote, cafétéria, messe, banquet, chantier de construction, plateforme pétrolière, marché).
Attention à l’abeille cuirassée. On raconte qu’elle se venge. Des carcasses de vaches coupées en deux dans le sens de la longueur sont tatouées sur ses ailes. Son dard s’enfonce dans notre cartilage, nos rouages, il bloque nos articulations qui deviennent inarticulées.
Moi, spectatrice, actrice, bondissant d’un côté du portillon puis de l’autre à la poursuite de mon cri (Attention !), j’écoute les consignes.
Je sors pour sauver la patrie et, du même geste fluide, je rentre pour me protéger moi et les miens. Je couvre mon visage et le découvre dans le même mouvement, ainsi j’évite l’abeille cuirassée tout en maintenant active la reconnaissance faciale du téléphone. Je suis triangulée, les portes des tours (de la défense) s’ouvrent, les distributeurs (de limonade piquante) s’allument.
Je laisse mon nez et ma bouche à l’air libre, pour qu’ils restent reconnaissables, algorythmés, et dans le même mouvement fluide je place mon dispositif buccal et mon système olfactif sous filtres P1 P2 P12 découpés dans des sacs d’aspirateurs (dits aussi sacs respirateurs) au moment où mon téléphone (dans le même geste fluide) s’éteint avec les portes refermées détriangulisées.
L’avenir de mon visage caché est dévoilé. Il passe par ce clapet (spécifique) que les techniciens nomment « de schrödinger », copié sur le clapet du distributeur de pain de mie sans croûte disposé de part et d’autre d’un sandwich sans tranche (sans sel et sans conservateur, nutriscore A).
Pour ce qui est de l’avenir (aussi appelé futur de schrödinger) certains disent que l’abeille cuirassée nous prendra tout, sauf si la patrie est sauvée. Je crois fermement en la patrie – tout à coup une tourterelle sur le prunus se pose, ne bouge pas d’une plume, le vent fait onduler les branches mais elle reste immobile avec une fluidité, une fixité incomparable, elle se tient très décontractée, tenue et souple, comme les professeurs de qi gong qui donnent des leçons en vidéo.
Mais restons focus. Les tactiques pour éviter d’être piqué par l’abeille cuirassée sont : nombreuses.
Il est possible de s’enfermer dans une boîte de carton bien hermétique. Cette boîte connaît plusieurs formats ainsi que des décors variés : cela accroît le nombre de tactiques nombreuses pour éviter d’être piqué. Tactique 1 : éviter d’être piqué dans une boîte à chaussures ; tactique 2 : éviter d’être piqué dans l’emballage d’une machine à pain ; tactique 3 : éviter d’être piqué dans une boîte à armoire normande (et ainsi de suite – le tout pouvant se conjuguer à des valeurs plus esthétiques ; tactique 1’ : éviter d’être piqué dans une boîte à chaussures décorée, 1’’ au feutre, 1’’’ à la gouache, 1’’’’ aux pastels, 1’’’’’ marouflée – etc.), la pluralité des réponses n’ayant d’égal que la pluralité plurielle des diverses diversités, sur le modèle de l’arbre de probabilités (abondamment utilisé en Théorie de la décision, qui, je le rappelle mène à la Théorie de l’espérance d’utilité — qu’on examinera en préalable à la Théorie de la décision dans l’incertitude), toutes ces diverses diversités modélisées et réunies formant ce que l’on pourrait appeler, pour conclure (encore que conclure ne soit pas forcément, schrödingermant parlant, une bonne chose), toute cette diversité, disé-je (mais enfin vais-je réussir à l’articuler un jour ?) formant ce que l’on pourrait appeler (avec justesse) : notre belle patrie.
Je soupçonne la tourterelle. Je la préjuge. Je la méfiance. Je la doute. Je sens en elle un fort degré de fainéantise. Sous ses dehors souples, ses chalouperies, sous ses poses de qi gong, cette façon obnubilée qu’elle a de vivre en utilisant son souffle corporel (ou shen qi) et son souffle primordial (ou jing qi) pour qu’ils embrassent l’unité, sous sa volonté affichée de ne rien foutre je sens de la malignité. Malversation. Fourberie.
« Tourterelles, ah, les tourterelles », disait le grand poète. Ces gens-là ne sont pas comme nous.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • et j’ai crié son nom... (alinéa)

    Abeille (un poète porte ce nom) dare-dare, mais que fait le petit Chef, à part son numéro télé anniversaire du 15 avril sur l’incendie de Notre-Dame de Paris (un jour pompier, un jour prof, un jour pilote sur un porte-avions, un jour médecin...) ?

    Les mots peuvent encore s’envoler grâce aux ondes : mais imaginons un virus "numérique" qui interromprait tout l’ensemble des échanges : histoire d’O ?

  • un jour j’entendais dans le poste (parfois, le poste a certaines qualités) (ou alors n’était-ce qu’avant cette arrivée impromptue, qui met sous un jour cruel mais vrai et patriotique en diable, certes, les faces cachées des "médias" - hypocrisies, mensonges, obscénités) j’entendais donc une romancière portugaise dire au micro "la destinée n’existe pas, on peut construire sa vie" : voilà, cette possibilité-là existe (Lidia Jorge est cette femme merveilleuse,magique, magnifique) - gaffe au portillon, hein...

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