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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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#en vues fugitives, Franck /Anne (2)

samedi 3 novembre 2012, par C Jeanney

Cinq ans, visage de chat, cheveux à reflets clairs un peu ébouriffés ou rasés si c’est plus pratique, lui donnent l’air d’un soldat effrayé et caché dans un corps d’enfant, ses poignets très petits, les jambes minces, des éraflures un peu partout et les shorts trop larges, les cils tellement longs s’il dort profondément, il dort comme une masse, on se moque de ce que rien ne le peut le réveiller la nuit (mais le matin, il est levé en une seconde, tous les muscles tendus). Un rire, un maigre bouclier de rire, petite voix, un rire sans fossettes et sans joie, à partir de ce rire il se cogne la tête quand ça devient tendu. 1973, j’ai onze ans, Anne en a 6, ils se tiendraient la main en marchant, je les assiérais l’un en face de l’autre à la petite table blanche du jardin que j’aurais recouverte de crayons de couleur, ce pourrait être simple, ça aurait pu, et le rire on l’aurait accueilli gravement sans causer de brûlure, j’aurais fait attention car je suis la plus grande.

Anne parle peu et souvent elle l’observe en mordant son crayon, lui est toujours actif. Ou c’est l’inverse et il la contemple en silence, comme une sidération pendant qu’elle chante. Ils s’appliquent. Ils balancent leurs jambes, ils coincent la tranche de la semelle entre le gazon et le pied de table, ils ont des marques sur les joues, sucre cristallisé ou stylo, les ongles courts. Je dessine des rues remplies de personnages, des passants. Ils sont tous de profil mais n’ont rien d’égyptien, une dame, gros ventre, pousse un landau, j’aime dessiner les roues. Dans la vitrine je place des légumes et des fruits, l’idée de mettre toutes les couleurs en dégradés, je remplis en superposant les mouvements ronds pour la salade avec plusieurs sortes de verts. Je raconte, mon père m’a expliqué comment colorier parfaitement : des traits serrés et doux sans appuyer, horizontaux, les mêmes verticaux, les mêmes en diagonales dans les deux sens. Si c’est bien fait, on ne voit plus les traits, je leur montre, je suis la plus grande.

Il a seize ans quand on l’emmène, qu’est-ce que je peux faire à part pleurer, je travaille en vélo, mon cartable à l’arrière, à Agny, à Wailly, je ne sais plus, c’est un CP, Georges a un beau vélo rouge, je leur apprends, le manuel de lecture plus vieux que moi, bien plus vieux que nous tous. Je fais semblant d’être à ma place à la récréation. À Gravelines, avenue du calvaire, on voit la mer. Je ne sais pas où Anne se trouve, dans quel lycée, mais elle et moi gardons nos noms. À lui on en donne un nouveau, ou un ancien, c’est selon, un autre, un terrible, un inconnu, et est-ce qu’il a seulement la force d’un petit rire ?

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