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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Isabelle Butterlin, dans L’instant du départ (#vaseco de février 2010)

jeudi 4 février 2010, par C Jeanney

L’instant du départ

Le bel escalier de bois qui irrigue toute la maison luit doucement de reflets inhabituels. Certes autrefois, des mains patientes ont teinté le châtaigner du suc sombre des noix. Et des gestes d’une attention répétée ont caressé son bois d’un chiffon doux, qui sentait bon, qui sentait peut-être un peu trop fort, la cire d’abeilles — toujours dans le sens des veines du bois, le sens par où en lui la vie s’écoulait, montait de la terre vers les rameaux les plus aériens. Ces gestes se sont encore une fois répétés dans la fin de la journée d’été, et le jour qui décline nous indique que le monde bascule d’un mouvement lent — vers ce qu’on n’ose imaginer.

Même si la lumière blonde dégringole toujours de la lucarne découpée dans le toit, quelque chose a changé. À travers son verre épais, jaune et dépoli se devinent parfois, dans la lumière rasante de ce crépuscule commençant, les silhouettes des animaux qui, furtives, passent sur le toit, ombres légères, silhouettes découpées dans les rêves d’un enfant heureux. Mais dans la suite des jours, les enfants heureux deviennent autres. Avez-vous noté qu’ils partent dans le soir qui tombe pour rejoindre un ailleurs (de ces ailleurs qu’ils n’atteignent qu’en traversant la nuit aveugle sans même trouver en elle un moment d’immobilité où coucher leur fatigue — et pourtant nous avons veillé sur eux).

Les marches après tant d’années sont à peine usées. Je sais le rebord d’une, dont une chute a emporté un éclat — je sais comment il faut se placer pour le voir. Mais voilà que, sur elles, il manque les traces de l’activité de ce jour. Elles ont été effacées, comme il arrive qu’elles le soient. Il manque à l’inventaire que nous ferions, un objet minuscule tombé dans la course des pas, vers la cuisine, en descendant, vers les chambres, en montant, vers le garage, le grenier, dans l’entrelacs de ces allers-retours qui marquent les moments et les points de bascule. Qui traversent le temps et l’espace de l’activité, des repas qu’on prépare, auxquels on appelle, des siestes dans la chaleur et le silence, des livres qu’on a oubliés, des trésors qui manquent à nos mains (elles se referment sur les souvenirs, mais rien ne les caresse, elles ne caressent plus rien parfois pendant de longues heures, sèches, sur le clavier).

Les traces des pieds nus se sont effacées. L’été est en train de se retirer de la maison. Il a refoulé vers les pièces du bas. Reculé vers d’autres positions. Il n’est plus, déjà, que dans la seule cuisine, encore ouverte sur le jardin, pleine encore des bruits de la vie la plus doucement quotidienne. Dans quelques heures, la maison va se refermer sur une nuit d’hiver. Elle va basculer dans un ailleurs que j’ignore. Je préfère ne pas apercevoir l’obscurité béante dans laquelle est tombée, déjà, la salle à manger. Sous sa grande table, les enfants autrefois tentaient d’échapper à l’ennui de la sieste par des jeux compliqués. Les fauteuils, après tous les glissements des soirées longues et douces, ont retrouvé leur symétrie spatiale, et se sont recouverts de longues housses de coton blanc, damassé. Phantasmes de fauteuil… se sont-elles, après un vol invisible, posées sur eux, ajustées à la perfection ? Toujours est-il qu’elles reposent maintenant sur ceux-là même qui ont soutenu les corps fatigués de tous les bonheurs de l’été — sans qu’il ne soit plus possible de s’assurer le moins du monde de leur présence confiante dans le monde. Nous ne nous y loverons plus — dans le repos du soir.

Même du côté de la cuisine, au soir tombé, quelque chose a fini de dérailler. La pauvre vaisselle sèche encore sur les carreaux de l’évier, propres jusqu’à l’obsession. Tout le reste, dans le cellier, s’est aligné sur des lignes rigoureuses et fixes, que plus rien ne dérangera. Nous ne ramasserons rien, pas une miette, pas une tasse. Un gros papillon de nuit s’affole à présent autour de la lampe, posée sur le réfrigérateur béant ; il n’offre que des entrailles blanches et vides. Plus rien en lui, vers quoi nous pourrions tendre la main, n’apaisera notre faim ni notre soif.

Il est temps de partir.

Isabelle Butterlin
qui prend ma place comme je prends la sienne

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