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Piero Cohen-Hadria, dans En remontant le Magenta (#vaseco d’octobre 2010)

mardi 5 octobre 2010, par C Jeanney

En remontant le Magenta

Un des derniers après-midi d’été, j’ai descendu le faubourg, je recherchais ce centre psychanalytique dont j’avais entendu dire qu’il pratiquait l’accueil des miséreux, misérables, à la rue : la ville produit ce genre de personnes, les idiots du village connaît plus, terminé, circulez rien à voir. Quinze heures trente. Jeudi.

Sur la place de la République, « rameau d’olivier et lion calme », traverser bientôt en chantier, magasins de vêtements prêt à porter, à se démoder, à jeter, la rue c’est à gauche : ah non, Béranger, alors Charlot ? Où`est-ce ? Un magasin de vestes pour hommes, le type lunettes double focale, oui continuez c’est par là, le passage Vendôme, continue, la rue, est-ce là ? (un passage, c’est comme un canal n’a pas de sens, ni entrée ni sortie).

Pas Charlot, Chabrol…. me dis-je tout à coup, c’est Chabrol : la rue Chabrol ? le type est devant son ordinateur au fond de son magasin, vend des costumes à 250, moi sur le pas de la porte : ah non c’est pas par ici non…

un plan de Paris ?

Ah non non… Mais c’est pas par ici…

Je retrouve le boulevard, entre dans cette librairie qui a brûlé il y a quelques mois : en face a vécu Flaubert quelques années.

Plan de Paris, la rue Chabrol, je l’empruntais tous les jours pour revenir, conduisant les filles au lycée Lamartine. Là. Facile, remonter le Magenta. (toujours confondu avec Marengo, ça commence pareil, une bataille pareil).

C’est toujours la guerre.

La place.

Assis devant ce magasin de vêtements aussitôt portés aussitôt défraîchis, poubelle, deux êtres, un chien, deux sacs, un seau d’eau, la manche, des pantalons de treillis, lui des dreads, elle ses cheveux coiffés en une pointe rouge de vingt centimètres de haut sur le haut du crâne.

La manche.

Remonter le boulevard. Sur les bancs publics, il y en aura d’autres.

Le Magenta a été refait, des vélos, des piétons des voitures. On ne passe plus, on ne circule plus, on peut marcher, il commence à pleuvoir.

Je remonte le Magenta : dans la tête, répondre à cet appel à proposition « Enquêtes sur les personnes en difficultés ». Chercher du travail, élaborer une réponse, je regarde les gens dans la rue. Jacques Bonsergent, une petite place, c’est comme partout, marche, pense à mon genou, je marche, j’avance, mon parapluie ouvert, des arbres, un café, des agences d’intérim, esclaves, la rue Lucien Sampaix (qui est ce type ?), continuer, doubler celui de Strasbourg (« Quai des Brumes, la choucroute, Kléber), la gare de l’Est, continue « costumes à 89 euros », toutes les tailles, tous les coloris, plus loin on vend les productions de ce type qu’on reçoit à la télé en raison de la taille de son sexe (à la télé, on aime ce qui est gros, on aime savoir que le Bal c’est un ancien bordel, on aime le sexe « à certaines heures pâles de la nuit », voilà notre monde c’est rire du sexe, rire du prix de la montre du président - après 50 ans, on est foutu sinon -, de celui de ses lunettes et de ses talonnettes, et pendant ce temps-là, les affaires étant ce qu’elles sont, elles continuent ignobles), à gauche devant le marché, la rue, la remonter

chercher le numéro, une boutique sur rue, certainement, pour qu’on puisse y entrer, n’importe qui, gratuitement, dans la mesure de ses moyens, n’importe qui.

Rien au numéro, une porte fermée. Deux personnes entrent, j’entre à leur suite, elles me regardent comme si j’avais en tête l’attentat du World Trade Center (c’est la ville, on a peur).

Ce n’est pas le cas.

Sonner : rien.

Attendre, re-sonner : rien.

Dehors, la plaque indique un numéro de téléphone, une cabine (ça existe encore en ville, si, si), composer et entendre « ouvert le jeudi jusque 16 heures, le lundi de 9 à 18 ».

Rappeler plus tard.

Je marche, en tête cette chanson de Bashung, « Le secret des banquises », qui dit au refrain :

« J’ai des doutes, est-ce que vous en avez ? ».

J’étais allé voir le film de Clint Eastwood, « Gran Torino », ce soir du 14 mars 2009, j’étais avec ma fille lorsque mon téléphone dans ma poche s’est mis à vibrer (c’était Hélène qui me disait que Bashung en avait fini de son crabe maudit, dlamerde).

Cette image, je l’avais prise quelques minutes plus tôt.

C’est vrai, Al, merci d’être venu.

Je rappellerai. On m’opposera une fin de non-recevoir. On « jugera de la pertinence de ma demande » (sic). On m’indiquera sans me l’indiquer tout en me l’indiquant par une absence de réponse (on suit ?) qu’il faut marquer mon désir.

Rappeler encore ?

Ecrire, demander, parler, interroger.

Au fond, cette piste, comme celle de la manche pour ces jeunes gens qui sont libres de mourir seuls, dans la rue, comme des chiens, cette piste que j’avais crue importante et qui l’était, cette piste, n’existe pas. Ou peut-être pas encore, ou pas comme ça.

Aujourd’hui, c’est samedi, il pleut.

Je cherche du travail.

L’accueil dans ce centre des « personnes en difficultés » s’opère sur rendez-vous (« s’il s’agit d’enfant, appelez un autre numéro » dit la voix du répondeur) : comment prendre rendez-vous ?

L’action vers les personnes à la rue, en veulent-elles ? n’existe plus.

Continuer, chercher, regarder.

J’ai appelé une bibliothécaire, je vais aller voir à l’hôpital Sainte Anne, je vais interroger les agents de sécurité.

Je cherche du travail.


Piero Cohen-Hadria

qui prend ma place comme je prends la sienne ce jour

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