TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -20 [“Je ne peux pas dépasser cet obstacle incompréhensible”]

vendredi 31 mai 2013, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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Depuis le début des Vagues, c’est un grand courant vivifiant et riche, le monde qui s’éveille, le mouvement de la Terre en marche portant les enfants à sa surface, comme autant de petites étincelles. Ils se dispersent, se réunissent, sont stoppés ou s’échappent. Chacun d’eux est une flammèche vive et singulière. Mais les éclats du monde peuvent les toucher dangereusement. Les enfants changent déjà. La boucle du temps tente d’emprisonner Rhoda. Et Neville frôle un froid immense.

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’Since I am supposed,’ said Neville, ’to be too delicate to go with them, since I get so easily tired and then am sick, I will use this hour of solitude, this reprieve from conversation, to coast round the purlieus of the house and recover, if I can, by standing on the same stair half-way up the landing, what I felt when I heard about the dead man through the swing-door last night when cook was shoving in and out the dampers. He was found with his throat cut. The apple-tree leaves became fixed in the sky ; the moon glared ; I was unable to lift my foot up the stair. He was found in the gutter. His blood gurgled down the gutter. His jowl was white as a dead codfish. I shall call this stricture, this rigidity, "death among the apple trees" for ever. There were the floating, pale-grey clouds ; and the immitigable tree ; the implacable tree with its greaved silver bark. The ripple of my life was unavailing. I was unable to pass by. There was an obstacle. "I cannot surmount this unintelligible obstacle," I said. And the others passed on. But we are doomed, all of us, by the apple trees, by the immitigable tree which we cannot pass.’

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La phrase qui apporte "l’homme mort" est très longue et fluide. Je pense d’abord en déplacer des pans, modifier sa structure, car il serait plus logique que "l’homme mort" soit l’aboutissement de cette phrase, donc placé juste avant le point final.
Mais ce serait donner délibérément une tonalité de drame, de couperet qui tombe. Un "effet de style" en contradiction avec l’amplitude des mouvements de ce monde, rugueux et doux à la fois (tout comme l’ordre des choses est à la fois fabuleux et inéluctable). Je préfère que "L’homme mort" reste inséré au centre de la phrase, comme il est inséré dans la totalité du mouvement/monde.
Quand Neville dit qu’il ne pourra pas dépasser cet obstacle, c’est plus une immense douleur qu’un arrêt, presque un constat de deuil. Il va continuer à se déplacer singulièrement, malgré ce poids, cette lourdeur neuve, comme nous tous, puisqu’il le faut bien. All of us, "we are doomed".

(work in progress)

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« Puisque je suis censé être trop fragile pour aller avec eux, dit Neville, parce que je me fatigue vite et qu’ensuite je tombe malade, je vais utiliser cette heure où je suis seul, ce temps de conversations suspendues, pour explorer les alentours de la maison, et retrouver, si je le peux, m’arrêtant sur la même marche entre deux paliers, ce que j’ai ressenti l’autre soir en entendant parler de l’homme mort à travers la porte battante, pendant que la cuisinière tirait et replaçait les plaques du fourneau. On l’a trouvé la gorge tranchée. Les feuilles du pommier se sont figées dans le ciel ; la lune éblouissait ; je ne pouvais pas soulever mon pied de la marche. On l’a retrouvé dans le caniveau. Son sang gargouillait dans le caniveau. Sa joue était blanche comme un bout de cabillaud mort. Cette contraction, cette rigidité, je l’appellerai “mort sous les pommiers”, toujours. Il y avait les nuages gris pâle qui flottaient ; et l’arbre impitoyable ; l’arbre implacable et l’armure argentée de son écorce. Le courant de ma vie ondulait en vain. J’étais incapable de continuer. Il y avait un obstacle. J’ai dit “Je ne peux pas dépasser cet obstacle incompréhensible”. Et les autres l’ont franchi. Mais nous sommes condamnés, nous tous, par les pommiers, par cet arbre implacable que nous ne pouvons pas dépasser. »

Messages

  • humble avis - OUI garder sa place à l’homme mort, c’est ainsi qu’il est venu dans le texte de Virginia, dans le flot, un peu avant la fin, pour infléchir.
    J’aime bien lire en essayant de comprendre avec mon très mauvais anglais et des intuitions avant de découvrir votre traduction (et est-ce adaptation rétrospective et inconsciente, ou plus vraisemblablement vérité, retrouver le parfum et en partie, la partie possible, le rythme)

    • Merci beaucoup Brigitte, ça me rend bien fière ce commentaire :-)
      (mais je ne suis pas dupe, il n’y a que le texte original qui puisse avoir ce rythme, qu’est-ce qu’elle est forte la dame Virginia. Je me souviens quand j’étais jeune (avant 1912 donc) d’avoir tenté de reproduire la femme à la raie verte de Matisse. J’avais respecté les proportions et le choix presque exact des nuances de couleurs, et ma femme ressemblait assez à la femme-modèle. Mais en le faisant, j’ai réalisé qu’il suffisait d’un millimètre de plus ou de moins, un empâtement plus lourd ou trop léger, pour que toute l’expression soit modifiée et que ma femme prenne un air gourde ou abattu (un peu ébeulée comme on dit par chez moi) ou sous l’emprise de mixtures interdites par la loi. On n’arrive jamais à reproduire l’essence de belles choses comme la Femme à la raie verte ou les Vagues, ni leur fluidité, ni leur brillance, mais qu’est-ce qu’on apprend en le tentant. Du coup, je me dis que traduire, c’est apprendre :-))

  • Ouf ! Je suis en pleine lecture de The Waves dans l’édition Penguin Classics et j’avais peur que Ronchamp me prive de suivre la suite du chantier. En lisant la traduction, elle fait frissonner exactement les mêmes neurones que ma lecture initiale. J’ai aussi mesuré mieux l’immensité de la difficulté. Je suis épapaté comme dirais tu.

  • Juste un truc : je suis pas entièrement satisfait de la traduction de doomed par condamnés. Dans doomed il y a quelque chose du destin, d’un maléfice plus que d’une sentence. Mais je ne trouve rien de mieux que condamnés.

  • Je suis vraiment pas sûr qu’il y ait mieux et il faut vraiment garder le rythme de "we are doomed, all of us, by the apple trees" bien respecté dans la traduction actuelle.

  • J’ai tourné autour de "doomed" moi aussi, tourné viré gambergé réfléchi creusé, mais je ne trouve pas mieux que "condamnés" . "Maudits" me semblerait plutôt l’effet d’une malédiction lancée par quelqu’un et non cette espèce de fatalité globale dont parle Neville. Le reste s’éloigne trop... Non, condamnés, c’est ça...

    • ou alors mettre "voués à la malédiction des pommiers"
      (...mais je ne le sens pas)

      Je viens d’aller voir chez Marguerite Yourcenar
      "Mais nous sommes tous accablés, tant que nous sommes, par la malédiction des pommiers"
      Et chez Michel Cusin
      "Mais nous sommes condamnés, nous tous, par les pommiers"

      (je suis prête à parier un bras qu’ils n’ont pas eu la chance de mettre en réflexion leurs choix comme ici, avec des lecteurs si attentifs :-)) (quel dommage qu’internet n’ait pas existé 100 avant) (ou plus)

  • Je me prends au jeu de ce journal de bord de traduction !
    Je suis en train de préparer un film sur Les Vagues et ai donc lu et relu ce livre, dans différentes traductions. C’est extrêmement intéressant, merci beaucoup de partager ce travail avec nous !

    Si je peux apporter mon grain de sable : je trouve que "cet arbre implacable" dans la dernière phrase donne l’impression que c’est le même pour tous, alors qu’il me semble que ce que cela dit, c’est que chacun a son arbre implacable, d’ailleurs c’est "the" en anglais, alors peut-être garder bêtement l’arbre implacable ?

    Encore merci en tout cas !

    • Merci beaucoup ! Et comme c’est judicieux votre remarque !
      "cet arbre", "l’arbre"... je réfléchis... si je mets l’arbre, est-ce qu’en gardant le "par" ça ne sonne pas trop... oh, je réfléchis à l’équilibre de la phrase, merci vraiment ! C’est précieux d’avoir tous ces yeux par-dessus son épaule qui vous montrent ce quelque chose sur lequel on était passé sans penser, et qui fait sens !

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