TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -44 [ma vie – fasse le Ciel qu’elle ne soit pas longue]

dimanche 21 septembre 2014, par C Jeanney

.

.

(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

.

.

.

.

’I begin to wish,’ said Louis, ‘for night to come. As I stand here with my hand on the grained oak panel of Mr Wickham’s door I think myself the friend of Richelieu, or the Duke of St Simon holding out a snuff-box to the King himself. It is my privilege. My witticisms “run like wildfire through the court”. Duchesses tear emeralds from their earrings out of admiration — but these rockets rise best in darkness, in my cubicle at night. I am now a boy only with a colonial accent holding my knuckles against Mr Wickham’s grained oak door. The day has been full of ignominies and triumphs concealed from fear of laughter. I am the best scholar in the school. But when darkness comes I put off this unenviable body — my large nose, my thin lips, my colonial accent — and inhabit space. I am then Virgil’s companion, and Plato’s. I am then the last scion of one of the great houses of France. But I am also one who will force himself to desert these windy and moonlit territories, these midnight wanderings, and confront grained oak doors. I will achieve in my life — Heaven grant that it be not long — some gigantic amalgamation between the two discrepancies so hideously apparent to me. Out of my suffering I will do it. I will knock. I will enter. ’

.

« Je commence à souhaiter, dit Louis, que la nuit vienne. Ici, pendant que je suis debout, la main posée sur le chêne veiné de la porte de monsieur Wickham, je m’imagine en ami de Richelieu, ou en Duc de Saint-Simon présentant une tabatière au roi lui-même. Tel est mon privilège. Mes traits d’esprit « se répandent à la Cour comme une trainée de poudre ». D’admiration, les Duchesses arrachent les émeraudes de leurs boucles d’oreille – mais ces réparties fusent plus facilement dans l’obscurité de mon dortoir, la nuit. En ce moment je ne suis qu’un garçon à l’accent colonial, l’index plié contre le chêne veiné de la porte de monsieur Wickham. La journée a été pleine de bassesses et de triomphes dissimulés, par peur des rires. Je suis le meilleur élève de toute l’école. Mais quand l’obscurité arrive, je quitte ce corps peu enviable – mon grand nez, mes lèvres fines, mon accent colonial – pour habiter l’espace. Je suis alors le compagnon de Virgile, celui de Platon. Je suis alors le dernier rejeton d’une des plus grandes familles de France. Mais je suis aussi celui qui va se forcer à abandonner ces territoires lunaires, venteux, ces errances nocturnes, pour affronter le chêne veiné des portes. Je réussirai au cours de ma vie – fasse le Ciel qu’elle ne soit pas longue – cet amalgame gigantesque entre ces contradictions, si hideuses à mes yeux. À force de souffrance, j’y arriverai. Je frapperai. J’entrerai. »

.

Dans ce paragraphe, Louis passe d’un état rêveur
(le si j’étais enfantin) à une revendication douloureuse, la volonté de compenser toutes les frustrations qu’il subit.

Le basculement d’un état à l’autre tient en un passage court, un ajout en fin de phrase, derrière un tiret d’incise et la phrase qui suit, sans brutalité, comme ces miroirs sur pivot que l’on retourne, simplement.

[...] – but these rockets rise best in darkness, in my cubicle at night. I am now a boy only with a colonial accent holding my knuckles [...]

Et c’est bien sûr ce passage en particulier qui me pose problème.

 rockets, c’est à dire fusées, directement relié au wildfire des traits d’esprit, on visualise bien les étincelles des feux d’artifices, la brillance des propos que Louis s’imagine lancer aux barons, aux duchesses, et qui suscitent l’admiration
mais si j’utilise tel quel "fusées", ça semble assez déconcertant
je transforme le mot en verbe pour garder l’idée, fuser et j’ajoute le sujet "réparties"
(mais je clarifie peut-être exagérement VW...)

 knuckles, les jointures ou l’articulation des doigts
"jointures" ou "articulations" mériteraient d’être accompagnés par "doigts" pour être plus compréhensibles, et cela allongerait la phrase
je pourrais traduire par "phalanges", un mot plus condensé et précis, mais c’est un peu anatomique, et ça provoquerait presque une surprise à la lecture, ce qui ôterait l’effet lisse de renversement que je recherche
toute la question est de comprendre ce geste de Louis devant la porte
s’il est animé par la colère, il peut y poser son "poing"
on peut aussi imaginer les jointures serrées contre le panneau de bois, blanchies sous la pression, l’intensité de l’émotion qui le submerge
la fin du paragraphe donne peut-être la clé : Louis doit se résoudre à
affronter cette porte, il doit se convaincre qu’il est capable d’entrer
je visualise Louis, le doigt recourbé, la jointure de l’index frôle la porte, suspendu, il tente de rassembler tout son courage pour frapper, puis entrer
"index plié" me semble décrire ce mouvement (avec le mérite d’être simple)

 Out of my suffering
dans la dernière phrase du paragraphe
(ces fins sont toujours importantes, apportant un indice
ou une ouverture de plus) me fait hésiter
En dépit de mes souffrances, malgré elle, par-delà mes souffrances, à chacune de ces possibilité, on s’extrait, on repousse, on dépasse, on écarte, mais est-ce le cas ici
il me semble qu’à l’inverse Louis est constitué de ses souffrances
il ne cherche pas s’en défaire, il veut une vie courte
(et pas une vie plus sereine ou moins douloureuse, car il pense que sa vie ne peut être que douloureuse), il désire juste que la douleur dure le moins longtemps possible
ses souffrances, son accent, son corps unenviable, ses frustrations, tout cela alimente, dessine sa personnalité, la construit
c’est avec ses souffrances et presque grâce à elles, grâce à la résistance qu’il a développé à leur contact, qu’il toquera à ces portes
(celles des messieurs Wickham et les autres, symboliques)
c’est toute sa personnalité - les deux pans contradictoires qu’il lui faut réunir, l’un nocturne, l’autre visible le jour dans la sphère sociale, ajoutés aux souffrances que cela engendre -
lui tout entier qui doit obtenir ce "droit de passage"
en frappant, en entrant
je choisis donc "À force de" au lieu de "en dépit"

work in progress toujours

.

.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.