TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -49 [Nous sommes très émus ; et irrévérencieux]

dimanche 2 novembre 2014, par C Jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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‘This is the final ceremony,’ said Bernard. This is the last of all our ceremonies. We are overcome by strange feelings. The guard holding his flag is about to blow his whistle ; the train breathing steam in another moment is about to start. One wants to say something, to feel something, absolutely appropriate to the occasion. One’s mind is primed ; one’s lips are pursed. And then a bee drifts in and hums round the flowers in the bouquet which Lady Hampton, the wife of the General, keeps smelling to show her appreciation of the compliment. If the bee were to sting her nose ? We are all deeply moved ; yet irreverent ; yet penitent ; yet anxious to get it over ; yet reluctant to part. The bee distracts us ; its casual flight seems to deride our intensity. Humming vaguely, skimming widely, it is settled now on the carnation. Many of us will not meet again. We shall not enjoy certain pleasures again, when we are free to go to bed, or to sit up, when I need no longer smuggle in bits of candle-ends and immoral literature. The bee now hums round the head of the great Doctor. Larpent, John, Archie, Percival, Baker and Smith — I have liked them enormously. I have known one mad boy only. I have hated one mean boy only. I enjoy in retrospect my terribly awkward breakfasts at the Headmaster’s table with toast and marmalade. He alone does not notice the bee. If it were to settle on his nose he would flick it off with one magnificent gesture. Now he has made his joke ; now his voice has almost broken but not quite. Now we are dismissed — Louis, Neville and I for ever. We take our highly polished books, scholastically inscribed in a little crabbed hand. We rise, we disperse ; the pressure is removed. The bee has become an insignificant, a disregarded insect, flown through the open window into obscurity. Tomorrow we go.’

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« C’est la cérémonie finale, dit Bernard, la dernière de nos cérémonies. Nous sommes submergés d’impressions étranges. Le chef de gare lève son drapeau, il va siffler. Le train qui crache sa vapeur va partir d’un instant à l’autre. On voudrait dire quelque chose, ressentir quelque chose qui soit parfaitement approprié à la situation. Notre esprit est prêt, nos lèvres se crispent. Et voilà qu’une abeille vient tournoyer et bourdonner autour du bouquet de fleurs que Lady Hampton, l’épouse du Général, respire continuellement, pour montrer à quel point elle apprécie l’hommage. Et si l’abeille allait lui piquer le nez ? Nous sommes très émus ; et irrévérencieux ; et contrits ; et anxieux qu’on en finisse ; et pourtant hésitant à partir. L’abeille nous distrait. Son vol désinvolte rend notre tension ridicule. Bourdonnant vaguement, tournant en larges cercles, elle s’est maintenant posée sur un œillet. Beaucoup d’entre nous ne se rencontreront plus jamais. Il y a des plaisirs que nous ne vivrons plus, puisque nous somme libres d’aller nous coucher, ou de veiller, et que je n’ai plus besoin de passer en fraude des morceaux de chandelle et de la littérature immorale. L’abeille maintenant bourdonne autour de la tête de l’illustre Proviseur. Larpent, John, Archie, Percival, Baker et Smith — je les ai tous énormément appréciés. Je n’ai connu qu’un seul élève fou ; et un seul autre méchant, que j’ai détesté. Rétrospectivement, j’ai aimé ces petits-déjeuners terriblement embarrassants à la table du Proviseur, avec les toasts et la confiture. Lui seul n’a pas remarqué l’abeille. Si elle s’approchait de son nez, il l’enverrait valser d’un geste superbe. Il a placé son bon mot. Sa voix se brise quasiment, mais pas tout à fait. Et à présent nous voilà congédiés, Louis, Neville et moi, pour toujours. Nous emportons nos livres bien lustrés avec la dédicace de l’école et son écriture en pattes de mouche. Nous nous levons, nous nous dispersons ; la pression a disparu. L’abeille est devenue un insecte insignifiant, négligeable, qui passe par la fenêtre ouverte et vole jusqu’à l’obscurité. Demain nous partons. »

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Dans le paragraphe précédent, Louis n’était pas à sa place.
Il semblait n’appartenir à aucun monde, ni à celui qu’il quittait, ni à celui qui s’ouvrait à lui.
Louis est gorgé de cette lutte, de ce combat interne, de cette rage.

Bernard ne porte pas en lui cette impossibilité d’être, cette colère.
Mais sa vie est en décalage, un écart, dont on ne sait pas vraiment s’il est merveilleux ou inconfortable.
Bernard est une sorte d’"inadapté conscient".
Il analyse les perturbations éprouvées et tout l’éventail des sentiments contradictoires. Et c’est comme s’il aplatissait la réalité, comme s’il la déhiérarchisait.
Autour de lui, des personnages, creux, stéréotypés, inconsistants, ridicules et impressionnants à la fois, qu’il n’affronte pas, mais qu’il et examine de loin, c’est comme s’il les dégoupillait (on l’imagine bien leur accrochant un poisson d’avril dans le dos avant de se carapater).

Ici, aucune lutte ouverte, Bernard connait les gestes qui l’intègrent au décor, il est apparemment civilisé, il avance sous couverture. Il n’a pas, comme Louis, une bête enragée dans le ventre, mais une abeille, nonchalante, qui ne sait pas vraiment si elle devrait piquer, profiter de ce qui est offert, rire ou vaquer en toute désinvolture.

L’image du collège s’efface peu à peu. L’écriture des dédicaces sur les livres devient peu à peu illisible.
Il y a changement de perspectives, l’abeille en perd sa taille normale.
De centre d’attention dans ce monde étriqué, elle devient minuscule, car déplacée dans un espace illimité, le monde entier, maintenant disponible (même obscur, même potentiellement inquiétant).

Ce paragraphe est très visuel, presque cinématographique, avec ses gros plans sur la vapeur du train, le bouquet, les livres, et les images flash qui reviennent (l’élève haï, les nuits secrètes).
Comme si la caméra s’éloignait de l’école en vue aérienne.
On voit les élèves se disperser et ressembler de plus en plus à des fourmis. L’abeille n’est plus qu’un point microscopique, c’est Bernard, au milieu du monde.

 I have known one mad boy only. I have hated one mean boy only.
grosse réflexion à propos de ces deux phrases
la tentation de les rendre réellement enfantines, ce qu’elles peuvent être (je n’ai connu qu’un seul garçon fou, je n’ai haï qu’un seul garçon méchant),
car l’enfance de Bernard pourrait être encore visible ici (avant de s’effacer tout à fait)
mais l’impression que ce choix introduirait une sorte de rupture non souhaitée
cette part d’enfance, toute brute, serait collée à la réalité, le nez contre elle
alors que le mouvement du paragraphe élargit la distance qui va en s’accroissant, avec cette abeille qui voit les choses de plus en plus haut, de plus en plus loin
je choisis de donner à ces phrases une allure plus mature (Je n’ai connu qu’un seul élève fou ; et un seul autre méchant, que j’ai détesté)
mais est-ce que ce n’est pas dommage / une perte
puisque justement le début du paragraphe montrait bien les contradictions
(..."yet irreverent ; yet penitent ; yet anxious"...)
c’est un moment de flottement intense, de vagues fortes
garder l’enfance crue de "je n’ai connu qu’un seul garçon fou, je n’ai haï qu’un seul garçon méchant" pourrait ici faire sens
(attendre et décider plus tard)

 et toujours le problème des now
de leur répétition constante
à la fois ancrage dans l’instant
(ce qui arrive, là, tout de suite, pour moi, personnage parmi les six voix, ce présent que je prends à bras le corps)
et refrain sonore, note constante, note bourdon parfois lointaine, parfois proche
souffle des vagues, now, now, reprenant force, élan, revenant en arrière pour affronter la plage une fois de plus, ou s’y laisser couler et s’y allonger doucement
en français, le "maintenant" nasal, rude, haché, articulé,
donne bien l’ancrage, mais pas la sensation-refrain qui porte le tout, emporte, refrain des vagues
j’élimine quelques "maintenant", mais très peu
et je réfléchis, il faudra bien relire depuis le début avec une seule mission en tête : donner les now de VW à entendre

work in progress toujours

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • Le journal de bord des Vagues c’est le plaisir du dimanche matin !

    Avant de lire tes réflexions je m’étais arrêtée justement sur cette phrase : "I have known one mad boy only. I have hated one mean boy only." J’ai d’abord pensé que tu l’avais très habilement rendue. Puis en lisant ta propre exégèse je me suis dit que, comme tu le suggères, "garder l’enfance crue de "je n’ai connu qu’un seul garçon fou, je n’ai haï qu’un seul garçon méchant" pourrait ici faire sens"... C’est en effet un choix à faire. Peut-être serait-il bien de conserver le contraste que cette phrase, avec son côté puéril, introduit dans un passage où le discours de Bernard est plutôt posé, voire légèrement sentencieux.

    Quant à la question du "now", elle dépasse le passage en question. Il est clair qu’on ne peut pas répéter "maintenant" ou "à présent" autant de fois que VW le fait avec "now’" qui est un mot beaucoup plus court et léger... mais pour l’instant (now at least), je n’ai pas vraiment de solution.

  • je ne pensais plus que nous étions dimanche et le jour des vagues, et commençais à me presser parce que décidée à une visite, et puis une illumination, un arrêt à mi-chemin des préparatifs matinaux, et le plaisir
    D’abord pour Virginia parce que je ne sais pourquoi mais j’aime tant "if the bee were to sting her nose ?" (bon la version française est pas mal du tout, juste un peu moins chantante, effet de langue auquel on ne peut rien)
    Ensuite pour Bernard qui est mon préféré et ton regard sur lui "inadapté conscient" (me rappelle ma jeunesse, qu’il se méfie, le monde n’aime pas ça)
    et puis, comme toujours pour ce que tu nous offres de tes hésitations
    Mon côté (honte à moi, il y a un âge où c’est vraiment ridicule) me faisait aimer la traduction mot à mot : je n’ai aimé… je n’ai haï, et puis oui tu as raison, pas seulement pour la maturité, pour cette petite distorsion de la symétrie qui la rend plus évidente.
    Maintenant, maintenant, maintenant, j’aime bien même si les trois syllabes sont trop lourdes, alors oui là aussi tu as raison
    Suis navrée de sembler courtisane… assume et maintenant je go parce que maintenant il faut

  • La tension que provoque le vol de l’abeille dans le bouquet, comme la matérialisation de la frontière entre hier l’enfance et demain le départ,
    "Notre esprit est prêt, nos lèvres se crispent", ils vont basculer dans le nouvel univers, mais voici le vol de l’abeille et sont repris, émus et irrévérencieux, de nouveau pris dans l’irresponsabilité de l’enfance,

    c’est Bernard qui installe cette cérémonie finale, à ce titre, a déjà pris distance dans ce discours qu’on entend à tellement de strates, qui semble fluctuer dans son statut, direct, indirect, c’est comme si la parole avait à voir avec le vol de l’abeille, posture au début de la cérémonie, puis replongeant dans l’ambiance potache quand elle vient déranger, puis de nouveau échappée, l’interrogation dans un quant-à-soi sur le statut de fou ou de méchant, ne laissant à la fin qu’un narrateur qui se pense nous pour la dernière fois.
    Quel style de VW.

    mais vais peut-être trop loin.
    en tout cas, comprends la difficulté de traduction dans ce ballet de la dernière cérémonie scolaire.

  • Pour moi aussi Bernard est d’une importance particulière (c’est d’ailleurs à lui que VW confie l’extraordinaire monologue final si je me souviens bien). Je trouve l’extrait de ce billet particulièrement difficile à traduire parce qu’il se situe à une frontière entre âges. Il a plusieurs détails qui sont moins importants que les passages que tu commentes si bien mais que j’aurais traduits autrement :
     "absolutely appropriate" : "parfaitement approprié à" convient mais je trouve "qui convienne parfaitement à" mieux.
     "reluctant", j’aurai mis le pluriel "hésitants"
     "when we are free" "when i need no longer" je mettrais "quand nous serons libres" "quand je n’aurai plus besoin".

  • Merci à tous d’être là à mes côtés pendant que je traduis ! car toutes ces questions que je me pose, je peux grâce à vous les formuler, elles ne partent pas dans le vide :-)
    Philippe, j’ai bien réfléchis (pour changer :-))(le nombre de fois où j’écris "j’ai bien réfléchis" à propos de VW va entrer dans le guinessbookdesrecords si ça continue)
    tes propositions sont très justes, mais je ne sais pas
    j’avais envie de garder "parfaitement approprié" à cause de son côté guindé (il me semble que si Bernard dit "qui conviennent", il juge moins, il perd un peu de son regard acide
    et pour le "quand" (c’est vrai que ça sonne mieux) c’est le temps du futur employé ensuite qui me gêne, peut-être parce que le futur dans ce paragraphe ne peut être qu’indistinct (fenêtre et obscurité) ?
    à voir donc, réflexion toujours en route, l’expression work in progress n’a jamais été aussi absolutely appropriate :-)

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