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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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journalier 20 03 20 -

vendredi 20 mars 2020, par C Jeanney


 donc il y a des mots devenus inévitables en très peu de temps, je repense à décembre et aux moments où on n’avait aucune idée que ces mots arriveraient au point de prendre toute la place, et les terreurs qui vont avec, parfois les mots s’enveloppent de pourcentages pour tenter d’éclairer la zone, mais nous ne sommes pas des pourcentages alors la peur tu vois, la peur
 donc il y a des écrits d’écrivains-romanciers, "hum vous qui d’habitude écrivez, qu’écrivez-vous pendant ces temps de grandes secousses ?", comme si d’habitude, par habitude, l’écrivain-romancier passait beaucoup de temps à chercher dans ses tiroirs un truc qui n’ait précisément rien à voir avec rien, un truc bien loin de tout, par principe, par bravade, peut-être par désœuvrement, comme si d’habitude l’écrivain-romancier n’était pas touché par les machins triviaux que sont les courses, la vie, ceux qu’on aime et pour qui on s’inquiète
 l’écrivain-romancier grand-bourgeois raconte son confinement cinq étoiles avec vue sur le golf (en arrière-plan la silhouette de la vieille servante qui dit Mââme Scarlett repasse du linge) (c’est un exemple), c’est éprouvant, mais est-ce que cet écrivain-romancier avait déjà écrit depuis ailleurs, même avant ça, non, on écrit toujours depuis chez soi et si on est un grand chaman on écrit des chamaneries, si on est égoïste on écrit des matières fécales, si on est malheureux on écrit ses misères, si on aime la viande on écrit carnassier, etc, en résumé si on est con on écrit de grandes conneries ce qui semble logique, tout comme un domino pousse sans malice un autre domino vloup
 on est tous différents, certains seront plus différents que d’autres, ne pourrons pas se soigner, ne pourrons pas se confiner tout en lisant Rimbaud et en écoutant Debussy (qui fait pourtant ce qu’il peut), en fait c’est la crise, très longue crise, indémodable crise, perpétuelle crise de l’autre : c’est qui l’autre, est-ce qu’il est dangereux l’autre, contagieux l’autre, est-ce qu’il a besoin d’aide l’autre, est-ce qu’il croit en donald trump l’autre, est-ce qu’il va se balader en prenant des photos de ceux qui vont se balader pour dire ensuite ’ces gens qui vont se balader quel scandale’, est-ce que la vue / la sensation / l’affect / le sens de l’autre peut produire autre chose qu’une théorie des dominos ?
 on se dit prenez-soin de vous, c’est tout ce qu’on peut faire
 on se dit continuer, il faut continuer, alors — et parce qu’on n’est pas sur le pont, harnaché ou tout nu, devant les grandes vagues — on se donne le droit parfois de continuer, on se dit même que c’est mieux, que c’est à ça qu’on reconnaît la force de la race humaine, à sa capacité à continuer à faire de petites choses en cohérence avec soi, des choses minuscules, on bricole comme on peut, on travaille, on médite ou on est en colère, très en colère, on regarde un vieux film pour oublier, on se souvient au réveil, brutalement, on est vidé, on est ému, branlant, on se raconte des cracks, on mange du chocolat, il n’y en a plus, on se sent coupable d’obliger les autres à nous amener le courrier et à ranger des boîtes de haricots dans les rayons, et celle qui vend du pain on la regarde mieux, on lui dit merci autrement, on est perdu, tenace, désespéré et optimiste (parfois), on est tendu, endormi, imprécis, on s’arrête sur des choses parce qu’elles passent là tout de suite, on ne veut pas les manquer, et on répète souvent prenez-soin de vous les gens, prenez-soin de vous

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • bienheureux quand on peut faire des choses minuscules
    la tristesse honteuse est de ne pas pouvoir le faire, et de se sentir coupable
    et quant aux attitudes ! je commence par m’en agacer puis me dis comment juger, tu ne fais sans doute pas mieux, simplement c’est moins visible
    Alors bien sûr il y a quelques êtres (et pas trop rares, même si tous n’ont pas le talent nécessaire) qui pensent vraiment et savent trouver mots comme toi (Arnaud Maïsetti aussi et d’autres)

  • écrivains, écrivaillons ou écrits veillons...
    tout peut paraître dérisoire mais le soir garde sa beauté tombante
    en douceur
    les oiseaux chantent leur retour
    lessive de printemps
    Marnie en souvenir

    Bon courage !
    Dominique

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