TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

ABC | PMG

Y comme yeux

lundi 1er janvier 2024, par C Jeanney

ABC | PMG
accompagne
Lotus Seven


Ils sont terribles.
Hallucinés, pétillants, songeurs, préoccupés, débonnaires, tenaces, ironiques, colériques, intranquilles, c’est fou ce que savent faire passer les yeux de PMG (je pense n’avoir pas assez d’adjectifs en magasin).

Rien de plus effrayant que les yeux rouges des statues dans les allées et les parcs fleuris du Village. Les visages de pierre, les bustes sur leurs colonnes, pivotent selon les déplacements de PMG. Les caméras vissées dans les crânes moussus enregistrent ses gestes, ses saisissements, son impassibilité, ses rictus.
Il est sous surveillance.
Il le sait.
Parfois, il les nargue.
Il regarde les statues droit dans les yeux.
Il n’a pas peur.
Nous le regardons.
Son visage s’affiche sur l’écran de la salle de contrôle, et la main de Numéro 2, agissant sous ordres de Numéro 1, pousse un levier pour agrandir l’image de son visage.
L’image de son visage s’agrandit sur son écran de contrôle.
L’image de son visage s’agrandit sur nos écrans de salon.
Quand les yeux de PMG fixent l’œil de la caméra, c’est nous qu’il fixe.
Nous regardons.
Nous le regardons.
Nous le surveillons.
Nous surveillons sa surveillance.
Nous la supervisons.
Nous donnons notre avis à la fin.
Une note.
Des étoiles.
Ou trois pouces en bas pour dire "c’est scandaleux".
Nous évaluons la performance.
Nous expertisons la machination de Numéro 1.
Nous soupesons les performances de Numéro 1.
Mais si Numéro 1 (qui est-il ?) décide de tout, s’il est le grand ordonnateur, l’unique tyran, le surveillant majuscule, et si notre emploi est de surveiller ce surveillant majuscule, quel est notre Numéro ? notre destinée ? qu’acceptons-nous par paresse, lâcheté, désintérêt, facilité, apathie ?

Dans ce Village tout le monde surveille tout le monde et nous aussi.
Dans "surveillance" il y a "suspicion".
Il est si joli ce Village.
Les gens ont l’air si heureux d’y vivre [1].
On ne sait pas pourquoi ils sont là.
Est-ce qu’ils sont comme le prisonnier, assignés ici à résidence ?
Est-ce qu’ils sont employés par Numéro 1 pour surveiller ?
Personne ne sait.
Aussi tout le monde surveille tout le monde.
Les gardiens surveillent les prisonniers.
Les prisonniers surveillent cet homme, cette femme, qui sont peut-être des gardiens.
On ne peut avoir confiance en personne dans un lieu où personne ne connaît personne. Il faudrait peut-être chercher à se connaître ? À se connaître les uns les autres ?
À commencer par soi.
S’interroger sur soi, car nous-mêmes possédons ce travers de tolérer, d’accepter ou de désirer la surveillance.

Nous surveillons l’île de Koh-Lanta et le huis clos de Loft Story [2]. Nous surveillons Loana et ses histoires de cœur, nos taux d’écoute sont mesurés de façon à ce que soit introduit un pourcentage de drames et de coups de théâtre, toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort [3]. Nous sommes surveillés dans les magasins, sur les autoroutes, dans les carnavals, en manifestation, à l’entrée de l’école, à l’angle de la rue, devant la vitrine, nous sommes captés, enregistrés, filmés, dronés, et en parallèle nous captons, enregistrons, filmons, dronons, nous naviguons au gré de webcams planétaires [4]. Nos pouvoirs de surveillance sont plus larges que ceux de Numéro 1, sauf que lui a un but en tête. Et nous, voyeurs ou regardés, ne surveillerions-nous pas à l’aveugle ? yeux fermés ? Ce Village de taille réduite, car filmé à la loupe, en agrandissant les visages, n’est-ce pas ce qu’en mathématique on appelle "un objet qui présente une structure similaire à toutes les échelles" ? — structure gigogne, fractale — et l’entièreté de sa forme, le Village global ?
Nous pourrions décider de ne plus surveiller.
De ne plus être des gardiens.
Et de ne plus être des prisonniers (sous surveillance).
Mais, ni prisonniers, ni gardiens, que sommes-nous ? quel serait notre degré de dangerosité ? serions-nous hors contrôle ?

On surveille notre temps de connexion et les mouchards installés sur un site d’ameublement nordique nous proposeront, car ils nous surveillent, la lampe sur pied ou le fauteuil dont on a lu la description dans une nouvelle fenêtre qui n’aura rien à voir avec le site.
La publicité nous traque.
Elle ne nous poursuit pas physiquement, nous n’avons pas besoin comme John Drake de traverser les rues la nuit tombée en longeant les murailles.

Elle nous poursuit scientifiquement.
Un code génère la surveillance de nos goûts.
Le balayage des yeux est étudié.
Les nerfs optiques sont le nerf de la guerre.
Ce qui est vu est le nerf de la guerre [5].
Ce qui n’est pas vu n’existe pas [6].
Ce qui est montré est digne de l’être.
Plus nous regardons un objet, plus cet objet est digne d’être regardé.
C’est ce qui fait peur. [7]

sommaire
ABC.PMG


[1les uniformes qu’ils portent ne ressemblent pas à des uniformes, il sont colorés, modernes, avec des liserés de couleur, des chapeaux rouge vif, des ombrelles multicolores, des canotiers, des marinières, des capes. Ces capes donnent à tous une touche théâtrale, comme si les habitants étaient une troupe en plein travail. Mais ils ne travaillent pas. Pas d’usine. Pas d’atelier. Juste un petit commerce où l’on vend de tout, par exemple des cartes du Village cerné de mer ou de montagnes, sans jamais que soit imprimée la mention "zone interdite" aux endroits prohibés. Les taxis ne suivent que les trajets intérieurs. Pas de téléphone longue distance quand toutes les distances tiennent dans le périmètre. Les habitants s’occupent les mains, argile, aquarelle, instruments de musique. Ils jouent aux échecs grandeur nature. C’est-à-dire qu’habillés comme le Roi ou le Fou ils se déplacent sur des cases selon des ordres criés au porte-voix. Ils fabriquent un journal qui ne donne que de bonnes nouvelles. Ils se promènent. La saveur du jour est fraise. La saveur du jour est pamplemousse. La saveur du jour est vanille — chaque matin, annoncé dans les haut-parleurs. Ces résidents n’ont pas l’obligation de se nourrir, de se loger, tout est fourni. Et de ce confort suprême qu’ils ne questionnent pas, ils tirent un temps de loisirs sans lendemain, car le lendemain est toujours le même que la veille, qu’ils soient rangés sur des cases d’échiquiers ou dans les salons d’appartements. Les haut-parleurs, dont personne n’ose demander à qui appartient la voix qui parle, leur souhaitent continuellement une bonne journée.

[2shows de téléréalité, un genre de divertissement télévisuel que PMG a vu naître, puisque la première émission de ce type sort sur les petits écrans en 1971, An American familly, la vie d’une "famille américaine totalement inconnue pour relater, après 300 heures de tournage transformées en douze épisodes les conséquences d’un divorce sur le quotidien de ce foyer californien".

[3la devise du gardien.

[4de la baie de Rio aux pistes de ski de Col Pordoi, playa de Poniente, cratère de l’Etna, Alivante, fontaine du triton, la grande place de Bruges, le port de Marsaxlokk, zone portuaire de St Ives, → etc.

[5un article de presse pointe en 2014 que : "Google répond présent quand il s’agit d’aider à la surveillance des gouvernements. En revanche, lorsqu’il s’agit de Google Maps, il faut éviter les conflits. En effet, l’entreprise mondiale montre de manière différente les frontières de 32 pays par rapport aux 165 autres états reconnus par les Nations unies. 32 pays pour lesquels Google Maps ne dessine pas les frontières."

[6"La permanence de l’objet [c’est-à-dire l’existence d’un objet en dehors du champ de nos perceptions] n’est complètement atteinte que vers l’âge de 18 à 24 mois, au sixième stade de la période sensorimotrice, et coïncide avec le début de la représentation mentale." (nous sommes très jeunes)

[7ou alors, porter le regard ailleurs ?

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