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journalier 05 02 16 / Wilde et Woolf

vendredi 5 février 2016, par C Jeanney


 les éditions Publienet remettent régulièrement en haut de la pile un livre qui n’est plus tout à fait d’actualité avec le hashtag #LeLivreDeLaSemaine sur twitter, une façon de faire vivre les textes déjà parus tout en contrant l’oubli qui menace tout ce qui s’éloigne du fil du présent immédiat
 cette semaine c’est ma traduction du Portrait de Dorian Gray qui est à l’honneur, pendant que je continue – petitement, à pas de sénateur – la traduction des Vagues de Virginia Woolf
 cette simultanéité me fait réaliser une chose : traduire n’est pas toujours synonyme de traduire, car dès qu’il s’agit de Wilde ou de Woolf, ce qui se passe ne me semble pas être de la même essence ni issu du même geste, comme si cet acte n’était pas le même, ou s’il était semblable comme s’il se faisait depuis deux lieux espacés l’un de l’autre qui obligeaient à d’autres contorsions – je serais bien curieuse d’entendre des traducteurs raconter comment ils vivent cela, cette gymnastique selon qu’ils passent de tel à tel auteur ou à tel texte
 traduire le Portrait de Dorian Gray a été pour moi une fulgurance, une idée fixe, un temps mis sous pression, je n’ai pas levé la tête ni fait quoi que ce soit d’autre pendant cette période, deux mois, trois mois peut-être, je lisais Wilde, mangeais Wilde, dormais Wilde, marchais Wilde dans les rues, achetais des yaourts et des steaks hachés Wilde en pensant à bien séparer le blanc des couleurs dans la machine à Wilde
 j’avais le sentiment d’une mission, d’une responsabilité, face à une traduction anonyme, disponible gratuitement en trois clics sur le net, et terriblement gauche, absurde, comique parfois, comme si Roberto (j’appelle Roberto tous ceux dont je ne connais pas l’identité et que je n’estime pas réellement) avait décidé de gribouiller La Vierge du chancelier Rolin en dessinant des moustaches sur son visage pour le masquer, parce qu’il ne savait pas le reproduire
 cette matière textuelle, facilement accessible chez monsieur Google, était comme une oeuvre d’art abandonnée au milieu de ruines, et, par une sorte de hasard à ce moment-là de ma vie [1], c’était mon job de restaurer, lustrer, enlever la crasse accumulée par la coupable négligence de cette enclume de Roberto. C’était comme trifouiller dans le mécanisme d’une horloge rare qui n’aurait pas fonctionné depuis des décennies, la démonter pour en extraire, jeter et remplacer les pièces défectueuses, rouillées, déplacer les nids de mulots et arracher les touffes d’herbes parasites prises entre les rouages
 je me suis rapprochée de la version initiale en treize chapitres, publiée dans le Lippincott’s Monthly Magazine, et j’ai travaillé. Méticuleusement, mais avec force, avec violence même, c’était le minimum requis pour répondre à ce texte fort, à la violence contenue dans ce monde présenté là, brillant, acéré, hérissé d’épines rutilantes et serties d’or, l’humour, le désespoir et l’élégance en lames actionnées alternativement sous les leviers d’un mécanisme hors norme, un vrai moteur à explosion
 et je devais m’équiper d’autre chose que de gants : non seulement de tout un attirail de mots anglais dont beaucoup m’étaient inconnus la seconde précédente, mais de tout un paquetage de mots français, affûtés, fuselés, tranchants ou voluptueux selon la place que Wilde leur assignait, des mots qui une fois assemblés pouvaient coulisser et cliqueter ensemble, drôles et terribles, pour fabriquer cette chose atemporelle, incomparable, qui ne se limite pas à l’anecdote surnaturelle d’un sortilège jeté sur un tableau et un jeune homme trop beau, mais renvoie des reflets obscurs, venus de profondeurs qui nous concernent tous, et le tout gracieusement
 donc (pour résumer crûment) un sacré boulot
 et une fois ce travail fini, bien sûr la crainte de ne pas avoir été à la hauteur de la tâche, mais aussi la grande fierté d’avoir essayé d’agripper ce qui sautillait là-haut, très haut, oui la fierté d’avoir touché de près un Picasso ou une partition annotée de la main de Beethoven
 c’est à dire que, aussi proche et intime du texte que j’ai pu être, j’étais à l’extérieur. Une spectatrice, privilégiée bien sûr, avec un laisser-passer pour les coulisses et son mot à dire sur les cintres, les trois coups ou la couleur du rideau (rouge), mais une spectatrice d’abord [2]
 avec Les Vagues, rien de tout cela, ou très peu : la responsabilité sans doute, car toucher à un tel texte en est une, on ne fait pas n’importe quoi avec le plafond de la chapelle Sixtine, mais une responsabilité moindre, car les traductions de Michel Cusin, Cécile Wajsbrot et Marguerite Yourcenar existent, et aucune d’elles n’a agressé le texte comme un Roberto Google l’aurait fait. C’est finalement plus "envers moi" que je suis responsable : qu’est-ce que je fais de cette chance, de cette expérience unique de traduire Virginia Woolf, comment puis-je faire en sorte de ne rien gâcher
 si, pendant la traduction que j’en faisais, Wilde s’adressait à moi, parfois amicalement mais toujours cinglant, désinvolte, tripotant le pommeau de sa canne et cherchant à me divertir autant par politesse que pour lui-même échapper à l’ennui, me présentant à l’occasion et sans s’appesantir une portion du monde singulièrement intelligente, sans concession, lucide autant sur ses beautés que ses bassesses, et vivante, foisonnante, Virginia Woolf, elle, s’adresse à moi-moi. C’est à dire à moi-chair, à moi-âme, au moi interne qui n’est pas dicible ni discernable habituellement, qui est caché dans l’angle mort et qui observe, découvre, autant la réalité la plus ténue dans son infinie délicatesse que des panoramas grandioses où l’horizon s’efface, se mêle des spectres de disparus, attrape l’intenable. Elle me demande d’approcher de la source de toutes choses, nue et sans autre défense que l’émotion première, la primitive, ce ressenti unique vécu dans le parcours pour s’en saisir. Elle le fait sans s’appesantir, elle aussi, sans me forcer, et sans effets de manches – c’est un point commun qu’elle a avec Wilde, car les effets de manches de Wilde sont trompeurs, ils font croire qu’ils existent pour mieux nous épargner, par générosité, parce qu’il lui semble qu’une trop grande lucidité nous causerait des dommages, mais ils ne sont au fond que l’expression d’une vérité. Et si Wilde nous semble parfois prétentieux ou futile, c’est que nous ne sommes pas assez attentifs, et qu’une vision superficielle de lui nous arrange bien en nous laissant baigner dans un confort existentiel
 la trop grande lucidité, Woolf la cherche, elle ne s’en protège pas. Se préserver de la douleur pour elle n’est pas une question pertinente, car ça équivaudrait à se préserver de la vie. Il faut aimer beaucoup la vie pour, comme elle, y mettre fin lorsqu’on pense qu’elle ne peut que flétrir, qu’on en sera, de son vivant, dépossédé, qu’on refuse qu’une possible folie s’y attaque, la froisse et la calcine
 je suis bien loin d’avoir fini ma traduction des Vagues, je ne ressens pas la même urgence que pendant Le Portrait, car ce n’est pas du même ressort ; Wilde demande d’abord aux humains de l’action (dansez, sautez, brillez jeunes gens et montrez-moi de quoi vous êtes capables. Soyez fabuleusement fous et admirablement impertinents, secouez-vous et secouez la poussière, il en tombera des rictus, des fièvres, des langueurs et des coups de griffes, mais peut-être aussi des diamants, vivez) ; ce que demande Woolf est pire (vivez, mais restez immobiles pour écouter, qui sait ce que vous saurez entendre).
 j’ai bougé avec Wilde, sauté dans ses cerceaux et tenté de faire l’acrobate pour lui plaire. Et là j’attends. Avec Les Vagues il faut faire beaucoup de silence.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1en 2013 je relisais/écrivais/collaborais avec Publienet

[2j’en ai parlé peut-être plus clairement ici

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