le soulèvement (5)
vendredi 23 janvier 2015, par
Le point final serait partout, en attente de venir se poser, illogique. Ou attendu et espéré. Ou convaincu.
Elle a fermé les yeux. Mais seulement un instant. Elle ne veut rien manquer du paysage. Et en même temps, elle sait que, même fixant les vagues, même fixant les couleurs dans leur déclin, leurs forces, estompées et laiteuses, le grand roulement de la répétition, pourtant inattendue, renouvelant le repos, la présence, même en fixant les vagues les yeux écarquillés, elle a encore les yeux fermés.
Il y a un point final partout dans cette saison. Et le centre on ne peut pas le trouver.
Et s’il n’y en avait pas. Même en soi.
Ou si le centre était dissimulé, dans l’ongle très bombé du pouce, la tache rouge au creux du bras, le lobe d’oreille percé deux fois. Le renflement sur le genou, là où quelqu’un d’autre a si mal que quelquefois elle pense qu’elle n’y survivra pas. L’orteil qui creuse le sable machinalement, il y a cette même cambrure, le plus souvent visible lorsque la nuit elle vient enlever ses livres, réajuster ses draps. La forme entière de sa main, c’est quelqu’un qui sort son calepin et lui explique pour la centième fois le principe de la foudre, celui du téléphone, elle est petite. Le centre de quelqu’un infiltré dans les plis et les taches récentes sur sa paume. Le centre de quelqu’un contre ses tempes posé. Dans les cheveux coupés et ramassés, coiffés, quelqu’un penche la nuque, quelqu’un dit je préfère quand c’est plus long devant. Dans le mot prononcé au même endroit au même moment suivi du même rire. Le visage à métamorphoses. La carrure devenue solide. Dans le corps tiède emmené au jardin, dans le bandage autour de la mâchoire.
Dans la mésange, le centre est dans son vol virgule. Et encore plus lorsqu’elle est bleue.
Dans la mouette, le centre nage à contre-courant, nimbé d’air.
Dans les gants rangés près du socle de la mappemonde. Dans les pièces qui portent bonheur, elles glissent, quelqu’un soulève le monde pour les reprendre. Dans la respiration alarmante, on la guette, on fait se taire le monde pour mieux l’entendre.
S’il n’y avait pas qu’un centre.
S’ils étaient très nombreux.
Deux claquements.
Un bâtiment tout en hauteur et la foule assemblée en bas, deux claquements.
Deux T cloués sur une estrade. Les gens autour en arc de cercle, inquiétés par le vide créé, ou l’ignorant pour se trouver la meilleure place. Au sommet et sous les regards, l’homme a la tête rasée, un ruban noir très fin fait le tour de son crâne, peut-être pour lui masquer les yeux – on ne voit que son dos – deux hommes le soulèvent, le retiennent, jambes pliées, pieds sur la balustrade, avant de le précipiter. En bas, sur les deux T de bois, deux autres hommes sont ligotés bras écartés. Le mot qu’on n’arrive pas écrire, on doit pourtant, crucifié. Des cagoules et les cris qu’on suppose. Des visages trop petits pour être envisagés. Trop masqués pour qu’on les reconnaisse comme tels, à qui sont ces visages. L’intimité de ces visages absente. Comme dans une cacophonie, on ne trouve pas la mélodie, on ne peut pas hiérarchiser les sons. Le grelot des mâts de bateaux file, il est fait de sons rassemblés, les uns aux autres en fibres, filés en écheveaux, ils se tiennent chaud, tenaces. Se densifient de leurs éclats, du nuancier de la hauteur des notes, aiguës et graves, et les gammes se déplacent. Les os des seiches sur la plage ont cette même texture, serrée, brillante sur le dessus, imperméable, d’une dureté apparente mais poreuse, facile à effriter. Le bruit des cagoules, le bruit des cris et des visages, explose. Se répand en perdant sa structure. Travaille à l’anéantissement.
Ou c’est l’intimité perdue qui fait ce trou, le grand vertige. L’intimité perdue qui creuse la fosse. L’intimité qu’on cherche, qu’on voudrait reconnaître dans l’autre, à l’autre, perdue, ni sur son front, ni dans ses yeux, cet effarement intime qu’on voudrait voir. L’horreur intime qu’on voudrait en partage avec lui, qui manque.
Les centres tout écorchés.
Les centres à vifs, à plaies.
Quelque chose s’éteint que les vagues rallument, yeux ouverts, yeux fermés, les yeux écarquillés, les rides minuscules de ses paupières, les lignes pourpres, l’iris moucheté et la rétine. Elle a lu quelque part que la seiche voit tout, car elle n’a pas de point aveugle.
Son œil fonctionne avant que l’animal sorte de l’œuf, bien avant. La seiche observe son futur gibier, des crevettes, des crabes, avant de naître, elle apprend à traquer. Elle se demande si la seiche se demande dans laquelle de ces proies se trouve son centre.
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le soulèvement (4)
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Messages
1. le soulèvement (5), 23 janvier 2015, 16:40, par PdB
tu sais quoi ? le bruit des vagues, et l’odeur de l’écume, et le mouvement de la houle la couleur des ciels le mouvement des grains de sable mouillés et les traces de pas au jusan, tiens, on rit, on pleure, voilà, c’est là...
2. le soulèvement (5), 23 janvier 2015, 16:50, par brigetoun
la seiche sais seulement, ou à peu près, ou ne ce soucie que de savoir où se situe le centre de ce qu’elle guette
nul, rien ne sait où est son centre, le sens seulement parfois quand l’angoisse le dénude
3. le soulèvement (5), 24 janvier 2015, 16:08, par Christine Jeanney
merci à vous deux, pour le jusan et centre qui se dénude (le même mouvement peut-être)
(vous êtes forts :-))
4. le soulèvement (5), 4 février 2015, 11:06, par virginie
Ces centres partout c’est comme tenter de « saisir cette dispersion où nous sommes » (Virginia Woolf) sublime tentative, je partage (sur FB ;-))