TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

PLACARD DE L’ATELIER

TENTATIVES PONCTUELLES //

projets/germes

Elle voulait fabriquer des machines

samedi 19 mars 2016, par c jeanney


Elle voulait fabriquer des machines qui ne serviraient à rien. Qui seraient des autobus mis bout à bout dans tous les sens, chaque museau de véhicule collé aux fesses de son voisin dans une sorte d’étoile de Noël géante. Qui seraient des robinets ouverts agrafés sur les bras d’automates déglingués. Mais elle avait beau viser le rien, elle ne l’atteignait pas. Un récit venait constamment se greffer, et les plans de ses machines se mettaient à dénoncer, et dénoncer encore. Ses machines hurlaient une fin de non-recevoir au milieu de cliquetis de carreaux de faïence découpée. Elles ridiculisaient, démontraient, et des phalanges osseuses montées sur roulements à billes sortaient d’emballages cartons, comme des monstres d’Halloween, en désignant des visages sortis de publicités pour pizzas.
On ne pouvait pas faire une machine vide de sens, se disait-elle. Le cerveau trouvait toujours un moyen de mettre du sens, même de façon alambiquée, même tirée par les cheveux.
La puissance du cerveau était telle qu’il trouvait des explications à tout. Ou il était si faible, si défaillant, qu’il trouvait des explications à tout.
Il était même capable de donner, avec sa force ou son impuissance, plusieurs sens différents à la même machine, et même des sens contradictoires. Il pouvait proposer des explications déclinées à l’envi, en nuances, en oppositions ou en échos, en fractales.
Elle aurait voulu filmer des images vides de sens, des travellings infinis sur du beurre. Sur des montagnes de beurre. Des étendues de beurre kilométriques. Et rien ne l’empêchait. Elle pouvait écrire des milliards de fois le mot beurre sur des milliards de pages, à la main ou à la machine. Sur des toiles, sur du tulle, sur les parois verticales et horizontales de containers. Sur des façades de radiateurs, des plateformes pétrolières, des cadavres d’animaux. À chaque fois, le mot beurre répété en lettres minuscules, majuscules, en italiques ou traduit dans de multiples langues, imprimé ou peint, ou soudé, ou tatoué, ou déchiqueté, dirait quelque chose de la vacuité du monde ou de l’inanité des systèmes d’exploitation. De la violence du détail lorsqu’on le hausse au rang du primordial. Du sans consistance érigé en dieu. De la mainmise de l’unique sur le pluriel. De ce que cachait ce qui allait fondre, ce qui ne pouvait que fondre, ou être avalé, assimilé, et de nos réactions de faims ou de rejets.
Elle en arrivait à l’idée que sa volonté de créer un objet, livre, film, toile ou installation, vide de sens, ne l’était pas – vide de sens. C’était vouloir s’extraire, ne pas alimenter le, être à l’écart du, ne pas obéir à, libre, libérée, et cela – atteindre cette libération ultime en s’exonérant du sens, des sens, de tous les sens – avait un sens. Le récit rattrapait toujours.
Elle n’avait pas d’autre alternative que de s’en remettre à une construction, et qu’elle soit vaine ou pleine de remords, ou de rage ou de gestes curieux, peu importait au fond. Car tout, absolument tout, se gorgeait de sens, au cœur du grand système, humanité, planètes et étoiles, grains de sable et légions de bactéries, au cœur de ce grand système qui, lui, n’en avait pas. Dénoncer le non-sens, ou simplement remarquer qu’il existait, avait du sens. C’était bien le problème.
De ce qui n’avait pas de sens – et les exemples se comptaient sur les milliards de doigts des milliards d’habitants vivants – on ne pouvait pas renvoyer l’image sans sens. C’était plus qu’une défaite, plus qu’un échec, plus qu’une impossibilité.
Elle s’installait à sa table, ou elle prenait sa douche, ou elle mangeait, et elle souriait en pensant que ce qu’elle pensait n’avait aucune valeur, que c’était à ranger sur l’étagère des interrogations métaphysiques pitoyables et autocentrées, enfantines peut-être, et qu’il valait mieux continuer, sans trop montrer de mauvaise volonté, à s’installer à sa table, ou à prendre sa douche, ou à manger.
Elle écoutait le Concerto pour piano n° 24 en ut mineur de Mozart, et bien que continuant à penser qu’on ne pouvait pas échapper au sens, et donc qu’on ne pouvait jamais renvoyer l’image parfaite du non-sens du monde, on ne pouvait pas non plus échapper à ça, à ce que provoquait cette musique-là, celle-ci particulièrement, sauf à refuser d’être soigné. Et vouloir être soigné de la défaite – de plus que la défaite –, de l’échec – plus que l’échec –, de l’impossible – à ce point impossible qu’il n’y avait pas de mot –, était peut-être une – ou la seule ? – parade envisageable ?
Et cela venait ajouter un problème de plus. Parmi les milliards d’oreilles proches des milliards de doigts des milliards d’habitants vivants, certaines n’entendraient jamais le Concerto pour piano n° 24 en ut mineur de Mozart – ni aucune autre musique qui puisse s’en approcher –, soit qu’elles n’auraient aucune idée de son existence, soit que d’autres doigts viendraient se ficher en elles pour les boucher, et les en empêcher. Certains empêchaient que d’autres soient soignés, et ça, ça n’était pas métaphysique.
[...]
(vidéo-lecture de ce texte ici)

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