Décor Lafayette d’Anne Savelli
samedi 23 février 2013, par
Anne Savelli dans Décor Lafayette
Pour qui connait son écriture, c’est ici une avancée encore plus affirmée.
Ce qui se joue derrière les apparences bien sûr, avec ces grands magasins, le symbole même du décor, du clinquant, de l’image travaillée, l’apparence des apparences construites là pour nous plaire.
Elle ne choisit pas de déconstruire les images et les imaginaires/imagiers des grands magasins. C’est un travail bien plus fin et qui, au contraire de la déconstruction, propose une reconstruction singulière. Elle s’empare de cet imaginaire, de cette Histoire, de ces histoires, des personnages au milieu desquels marchent les clients, et elle tronque les perspectives à sa manière, indiquant par là-même qu’elles sont déjà tronquées (fabriquées, et parfois systématiques, en vue de). Et elle imprime une déformation autre, fabriquant ses images propres, agissante, au milieu des pages de l’album polissé qu’elle feuillette, en découvreuse, jongleuse, avec la dose de ludique très sérieux que l’on doit réserver aux choses importantes. Le kaléidoscope qu’elle actionne est très beau, en plus d’être utile.
Les images, lieux, intervenants sont découverts/dévoilés par la dose de lumière différente qu’elle apporte. En s’emparant du lieu par toutes ses aspérités visibles, elle trouve l’invisible sous le glacis lisse, elle gratte doucement la surface, elle soulève les rideaux pour regarder dessous.
Anne Savelli a aussi cette particularité, assez unique, de questionner - sans crainte du danger que provoque ce questionnement ni de l’équilibre instable qu’il fait planer - à la fois les lieux, les personnes, les époques et les mots. Comme si creuser le réel (et donc le questionner) s’accompagnait aussi du questionnement de l’outil avec lequel on creuse. C’est à la fois vaste, insaisissable et complètement "hors circuit", cette intention, et ce mouvement de sa part.
Les mots s’utilisent, et on joue avec eux, en listes, en définitions, en exploration, en quêtes, en retrouvailles, mais l’horizon ultime est très éloigné du jeu. Rien de vain dans cette intention, pas de divertissement, mais une lucidité qui s’accroît.
Et c’est aussi, par capillarité, la description de ce creuset de nœuds et de tensions, réunis au grand magasin. Les désirs, les attentes, ce que l’on y projette, ce qui nous reste en main. Les pensées qu’on y abandonne, les tentatives de rencontre, les renoncements, la course vers l’autre qui se déplace derrière les panneaux du décor, glissements, scène de théâtre, coulisses.
C’est sans doute pour cette raison qu’il est très difficile de rendre compte de l’expérience d’une lecture de Décor Lafayette. Il y a décalage, un décalage qu’elle crée, sans violence, ce décalage sain et prolifique qui ajoute plus d’espace aux choses (je pense à Jean-Pierre Faye et à ce qu’il dit à un moment de l’écriture qui donne "plus d’air respirable", mais je ne suis pas sûre de la citation exacte).
Le texte et les mots d’Anne Savelli bousculent un ordre rassurant, contrent et combattent le sédatif, se démarquent fortement de la posture. (par posture, j’entends acception d’un certain ordre social. Il y a dans Décor Lafayette une forme de résistance au moule, au prévisible, au prêt à consommer. Ce n’est pas une résistance affichée et brandie comme un étendard - ce qui constituerait une autre forme de posture, celle-là peut-être un peu risible d’ailleurs, car elle serait en plus rongée par la contradiction. C’est une résistance fine, qui nous fait confiance pour l’entendre, qui donne, qui parle à l’intelligence de l’autre, en partage et invitation. Un creusement qui explore et ne se place pas en "tête de file", genre suivez-moi-je-suis-capitaine-de-vaisseau. Quelque chose qui fait ouverture, sans souci de paraître "faire ouverture".)
C’est un travail de fond & forme singulière, avec la volonté constante de ne pas s’écarter de l’humain, de sa fragilité, de ses demandes, de ne pas briser l’équilibre du point de vue, la justesse des angles d’observation, dans la quête répétée de s’ajuster à cette distance ténue qu’elle questionne. Bref, lire Décor Lafayette n’est pas du tout anodin. Pour en savoir plus encore, tout est ICI chez Christophe Grossi.
« À partir du troisième étage l’escalator se dédouble, se scinde, tout dépend de comment on perçoit les choses : en voici quatre pour le prix de deux. Chaque escalier se réduit de moitié, pas plus d’un corps à la fois et avancez en rythme, rugit l’espace perdu. À gauche les marches mécaniques nous ramènent aux parfums, à droite nous propulsent au plafond. Nous voici la tête dans les cintres.
Les rampes sont de cuivre, le sol étincelle. Pourtant personne ne s’aventure. Trop de luxe, trop de lassitude peut-être.
Rien ne serait plus doux que cette montée si seulement il m’avait regardée, ce matin.
Rayon enfantillages, broutilles, riens.
Rayon drogue, addiction, envoûtement, sortilège.
Rayon suffocation.
Rayon y croire, ne plus y croire, tirer un trait.
Rayon y revenir.
Rayon tout est un signe, déductions et calculs.
Rayon oubli, vieillesse, amertume, sagesse : n’est pas encore ouvert. »