extrait des Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke
mardi 6 décembre 2011, par
"Je suis couché dans mon lit, à mon cinquième étage, et mon jour que rien n’interrompt, est comme un cadran sans aiguilles. De même qu’une chose qui était longtemps perdue, se retrouve un matin à sa place, ménagée et bonne, presque plus neuve qu’au jour de la perte, comme si elle avait été confiée aux soins de quelqu’un, – de même se retrouvent ça et là sur la couverture de mon lit des choses perdues de mon enfance et qui sont comme neuves. Toutes les peurs oubliées sont de nouveau là.
La peur qu’un petit fil de laine qui sort de l’ourlet de la couverture ne soit dur, dur et aigu comme une aiguille en acier ; la peur que ce petit bouton de ma chemise de nuit ne soit plus gros que ma tête, plus gros et plus lourd ; la peur que cette petite miette de pain ne soit en verre lorsqu’elle touchera le sol et qu’elle ne se brise, et le souci pesant qu’en même temps tout ne soit brisé ; qu’à jamais tout ne soit brisé, la peur que ce bord déchiré d’une lettre ouverte ne soit un objet défendu, un objet indiciblement précieux pour lequel nul endroit de la chambre ne serait assez sûr ; la peur d’avaler, si je m’endormais, le morceau de charbon qui est là devant le poêle ; la peur qu’un chiffre quelconque ne puisse commencer à croître dans mon cerveau jusqu’à ce qu’il n’y ait plus place pour lui en moi ; la peur que ma couche ne soit en granit, en granit gris ; la peur de crier et qu’on n’accoure à ma porte et qu’on ne finisse par l’enfoncer, la peur de me trahir et de dire tout ce dont j’ai peur, et la peur de ne pouvoir rien dire, parce que tout est indicible, et les autres peurs… les peurs.
J’ai prié pour retrouver mon enfance, et elle est revenue, et je sens qu’elle est encore toujours dure comme autrefois et qu’il ne m’a servi à rien de vieillir."
Rainer Maria Rilke, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge
sur Publie.net