Une armée d’amants, de Juliana Spahr et David Buuck, traduit par Philippe Aigrain
jeudi 24 novembre 2016, par
"[...] Ils se tournèrent donc l’un vers l’autre dans leur état de transe et vers cet un et cet autre qui n’étaient pas eux, selon le corps et le genre qu’ils avaient à ce moment-là et, leurs pieds légèrement plus écartés que leurs épaules et fermement amarrés au sol, les narines dilatées et la lèvre supérieure légèrement retroussée, ils respirèrent encore plus profondément et se proclamèrent l’un à l’autre et aux autres de chaque autre et à tous les monstres consentants, aux amis et amants et aux ex et aux amis-ennemis, ceux du bar et ceux des réunions d’équipe, ceux des rues et ceux des comités d’organisation, aux tordus et aux courbés, aux sursexués et aux sous-employés, aux cyniques imbibés de gin et aux perdants magnifiques, aux virus et aux parasites prospérant en eux, et avec une intensité sans cesse croissante à la ruche qui se formait dans le scintillement et la cendre, ils parlèrent comme un seul et déclarèrent, avec une détermination dix fois pus grande, ensemble et l’un à l’autre, regroupons-nous, allons-y, allons-y, appelons l’animal qui rue en nous avide de paix et mettons-nous y. Déblayons tout ce qui nous entrave et nous harcèle, déclarons nuls et non avenus tous les contrats faits en notre nom mais sans notre consentement, et ensuite affrétons des moyens de transports illicites pour ceux qui crèvent d’envie d’ailleurs et d’autrement. Ce qui vient de toi ou de moi vient de nous tous, ce qui fait que nous voulons danser avec vous dans la vanne commune sans honte ni hésitation, car nous avons des guêpes plantées en nous et nous voulons que poussent sur nos corps des branches latérales monstrueuses qui dépassent nos tiges (les vôtres et les nôtres), pour courber le son des poèmes et des anti-poèmes au-delà de l’horizon clos. Vous qui ne nous avez pas encore rejoints, tenez haut vos poignets et vos chevilles bandées et nous vous montrerons nos furoncles et nos cloques, par sympathie et solidarité, en reconnaissance mutuelle, en méconnaissance et symbiose mutante. Et vous que nous n’avons pas encore rejoints, ce nous plus vaste dont nous espérons qu’il incorporera deux poètes médiocres mais de bonne volonté dans ses plis, nous espérons que vous chanterez en retour, Cum on Feel the Noize afin que nos chakras résonnent dans la douleur tendue et contradictoire mais ferme de notre nombre et qu’en retour nous puissions tenir haut nos pamphlets cousus au point de selle et vous montrer nos jambières imitation cuir fabriquées en recyclant mille vinyles punks, encadrant nos culs multigénérationnels et diversement gravitationnels pour les caresses, chatouilles et fessées ludiques. Et à travers cet appel et cette réponse, nous bourdonnerons d’une puissance qui emplira l’air d’odeur de sexe et de rut, de la sève de nos peaux et d’effets secondaires indicibles. Car, regardez, il y a des ours au balcon, léchant du miel au bord de leurs verres de bourbon, donc levons nos pattes et nos ailes, hululons et sifflons librement avec eux jusqu’à ce que ceux d’entre nous qui sont le plus à l’unisson de nos tremblements charnels collectifs commencent à s’exclamer fiévreusement, voilà les chevaux, chevaux, chevaux. Alors sortons ayons la tête qui tourne, combattons l’adversité avec la force d’âme du vous et du nous autres dans ce nous en devenir, mais avec rien que du désir et des poèmes sur nos lèvres, affirmant la passion, la fureur et la lutte.[...]"
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[1] pourquoi je lis Une armée d’amants
pour cette force interne et déstabilisante, ce flux-flot qui part vers un espace ignoré mais simple, une force avec des secousses d’étonnements sur des fondations résistantes, résistantes, contre des adversités dont on ne sait plus dire lesquelles tellement elles arrivent de partout
aussi pour un autre passage que celui-là,
celui où une femme veut créer de la musique contemporaine en utilisant les sons du présent
et au présent, parmi ces sons, il y a ceux des matraques qui glissent tactactac sur les grilles de geôles et tombent sur les corps dans les cellules de Guantánamo
pendant qu’elle travaille, cette femme sent qu’une tique a piqué son flanc, et qu’une rougeur est là maintenant, sur son côté, un peu brune, un peu douloureuse, un peu inquiétante
et lorsqu’elle va voir une doctoresse pour la lui montrer, celle-ci constate que c’est une maladie du monde, que parce que le monde est malade, les créateur sont malades, qu’ils sont malades du monde malade
comment créer avec le bruit de matraques, c’est ce que ça dit
et parfois, comme ce matin, en écoutant et entendant les bruits du monde autour, j’ai le goût dans la bouche un peu creux des départs en vacances, très tôt dans la nuit, parce qu’il fallait éviter les bouchons, une sorte de malaise interne, d’inconfort
et je ne saurais pas dire à quoi c’est dû réellement, le manque de sommeil, de soleil ou de vitamines
ou c’est à cause de ces flux de phrases et pensées étroites qui veulent mettre de l’ordre, ces je-ne-veux-voir-qu’une-seule-tête, construire des murs, museler les contradicteurs, culpabiliser les plus différents et les plus faibles, les plus inadaptés pour les éjecter de la "sphère sociale" comme on dit, peut-être que c’est ça, que c’est dû à ça ce goût, à ces globules blanches du sang social qui se précipitent sur ce qu’elles considèrent comme des virus et qui sont des données étranges comme l’intelligence et la compréhension et la complexité et les nuances, et l’amélioration, l’idée de viser le meilleur pour tous au lieu de donner des coups de talons sur la tête de celui qui veut monter sur le radeau, aussi ce mutisme, ce mutisme qui insiste bien, qui se place bien, au bon endroit, pour surtout nous empêcher de voir ce radeau et de comprendre qu’il n’y en a qu’un
peut-être que la tique est là, sur nos flancs, nos flancs à tous
Une armée d’amants décèle la tique, lanceur d’alerte
et puis le texte se met à ruer et à chanter et à se démener
pour secouer "nos tiges latérales monstrueuses", un réveil,
une sorte de regroupement des muscles avant le déversement d’énergie
Messages
1. Une armée d’amants, de Juliana Spahr et David Buuck, traduit par Philippe Aigrain, 24 novembre 2016, 13:00, par brigetoun
beau rebond sur un passage que, moi aussi, j’ai spécialement goûté.
ai parfois l’impression que la tique m’a rongée - et puis avec un peu de silence et un pas en arrière je crois être presque libérée