journal de bord des Vagues -8 [c’est de l’enfance]
mercredi 13 février 2013, par
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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)
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ce jour, peu de temps mais assez pour
« À travers l’ouverture dans la haie, je l’ai vue l’embrasser, dit Susan. J’ai relevé la tête, je fixais un pot de fleur et j’ai regardé, à travers l’ouverture dans la haie. Je l’ai vue l’embrasser. Je les ai vus, Jinny et Louis, s’embrasser. Maintenant, je vais mettre ma peine au creux de mon mouchoir. Il faudra que je le serre bien fort, pour qu’il soit bien roulé en boule. J’irai dans le bois de hêtres, toute seule, avant les leçons. Je n’irai pas m’asseoir à ma table pour faire des additions. Je ne m’assiérai pas à côté de Jinny, ni à côté de Louis. Je prendrai ma tristesse, je l’allongerai sur les racines des arbres, au bois de hêtres. Je la prendrai, je la scruterai, entre mes doigts. Ils ne me trouveront pas. Je mangerai des noix et je chercherai des œufs entre les ronces, et mes cheveux seront tout emmêlés, et je dormirai sous les haies, et je boirai l’eau des fossés, et là je mourrai. »
c’est de l’enfance, même si les mots ne sont pas ceux d’enfants, c’est de l’enfance, dans l’énergie, les fulgurances, la volonté, la friabilité
frappée ce matin par ce contraste :
ces mots, sortis de bouches d’enfants qui parlent comme des adultes, on pourrait penser qu’il faudrait aller chercher derrière eux, sous le voile de la formulation adulte l’enfance qui est dite
mais ce n’est pas la peine, c’est elle, V Woolf, qui fait ce travail du dévoilement, et va chercher l’enfance avec des mots d’adultes pour la dire (elle qui traduit ?)
c’est un mouvement inverse de celui auquel je m’attendais, elle qui vient, au lieu de nous qui approchons
et c’est fait avec sûreté et l’élégance de celle qui sait sa cohérence profonde
ce qu’elle dit est réel même si ce n’est pas la réalité
(ce qui me rappelle ce que j’ai lu ici)
Messages
1. journal de bord des Vagues -8, 13 février 2013, 21:28, par L Suel
Un peu de la fragilité de mot reset. J’aime ces vagues de journal.
2. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 05:26, par Pierre R Chantelois
Ambiguïté et mélange de sentiments d’entendre de la voix des enfants des propos adultes et complexes. Nous nous attendons tant à tout comprendre lorsqu’un enfant nous parle. Mais il y a aussi tant de zones d’ombres qui nous mettent à l’ombre face aux enfants adultes.
3. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 09:23, par Christine Jeanney
(en tout cas, je me demande si cet exercice du journal ne me dévoile pas plus encore que le simple travail de traduction, merci à tous les deux de vos passages ! :-))
4. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 09:43, par ALiCe__M
"Ce qu’elle dit est réel même si ce n’est pas la réalité" : mais si, c’est la réalité. Toute la littérature est bien réelle, c’est pour ça qu’elle nous bouleverse tant.
1. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 09:49, par Christine Jeanney
je pensais à ce que dit André Rougier sur son blog, cette nuance Réel/Réalité, le Réel comme ce que nous captons/transformons/traduisons du monde grâce à nos sens, nos expériences et qui nous sommes /et la Réalité comme cet impact rugueux et inéluctable, contre lequel nous ne pouvons que nous protéger, qui existe au-delà de nous, que nous soyons là ou pas :-)
5. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 09:46, par Danielle Carlès
Cette remarque d’un "mouvement inverse" : j’éprouve également que l’auteur vient à nous plus qu’on ne va à lui et je me souviens d’avoir une fois noté cette remarque en réponse à un commentaire.
1. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 09:53, par Christine Jeanney
oui, c’est très compliqué à expliquer en fait, contente d’avoir été comprise Danielle ! (peut-être justement à cause de l’expérience similaire)
6. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 10:09, par ALiCe__M
Ah je vois : distinguer le Réel de la Réalité. Mais la limite est parfois difficile à sentir, car cette rugosité de la Réalité, c’est quand même moi qui la sens, qui la vis. Alors finalement, où la trouve-t-on toute nue, cette rugosité ? Virginia Woolf, un peu plus loin dans les Vagues dit cette brume, ce territoire incertain, que nous créons en partie sans doute, mais qui est là :" We are edged with mist. We make an unsubstantial territory."
1. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 10:20, par Christine Jeanney
oh oui, ce brouillard, merci Alice !
(j’ai eu la pulsion de mettre ton commentaire en favori, comme sur twitter, mais cette manœuvre n’est pas possible ici :-))
7. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 10:09, par Elizaleg
Rien à dire (car c’est parfait...) sinon que j’aime beaucoup ce passage... Enfants qui parlent comme des adultes ? peut-être, mais en même temps il y a là quelque chose des chagrins obstinés de l’enfance, un "puisque c’est comme ça..." Puisque c’est comme ça, je m’en irai dans les bois, "je dormirai sous les haies, et je boirai l’eau des fossés, et là je mourrai." Chacun de nous enfant, un jour ou l’autre, a mouru dans un bois où il s’était enfui.
1. journal de bord des Vagues -8, 14 février 2013, 10:21, par Christine Jeanney
"Chacun de nous a mouru dans un bois", c’est exactement ça !