TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -149 ["J’ai réussi"]

mercredi 6 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(après Bernard qui présente ce moment de retrouvailles pour tous, c’est Neville qui parle)

 le passage original

’Now sitting side by side,’ said Neville, ’at this narrow table, now before the first emotion is worn smooth, what do we feel ? Honestly now, openly and directly as befits old friends meeting with difficulty, what do we feel on meeting ? Sorrow. The door will not open ; he will not come. And we are laden. Being now all of us middle-aged, loads are on us. Let us put down our loads. What have you made of life, we ask, and I ? You, Bernard ; you, Susan ; you, Jinny ; and Rhoda and Louis ? The lists have been posted on the doors. Before we break these rolls, and help ourselves to fish and salad, I feel in my private pocket and find my credentials—what I carry to prove my superiority. I have passed. I have papers in my private pocket that prove it. But your eyes, Susan, full of turnips and cornfields, disturb me. These papers in my private pocket—the clamour that proves that I have passed—make a faint sound like that of a man clapping in an empty field to scare away rooks. Now it has died down altogether, under Susan’s stare (the clapping, the reverberation that I have made), and I hear only the wind sweeping over the ploughed land and some bird singing—perhaps some intoxicated lark. Has the waiter heard of me, or those furtive everlasting couples, now loitering, now holding back and looking at the trees which are not yet dark enough to shelter their prostrate bodies ? No ; the sound of clapping has failed.
’What then remains, when I cannot pull out my papers and make you believe by reading aloud my credentials that I have passed ? What remains is what Susan brings to light under the acid of her green eyes, her crystal, pear-shaped eyes. There is always somebody, when we come together, and the edges of meeting are still sharp, who refuses to be submerged ; whose identity therefore one wishes to make crouch beneath one’s own. For me now, it is Susan. I talk to impress Susan. Listen to me, Susan.’



The lists have been posted on the doors.
I have passed.

c’est la tension du paragraphe
et elle ne va pas être simple à traduire
ces listes affichées sur la porte, je comprends que ce sont les listes de résultats aux examens
et le I have passed veut dire J’ai été reçu
Neville, malgré son âge mûr, est toujours papillon épinglé
scotché à sa légitimité
à ce qui fait appartenance pour lui à la société, ce qu’on pourrait traduire par ses diplômes
il a ce qu’on appelle le syndrome de l’imposteur
c’est ce que je comprends (et je ne crois pas me tromper)

maintenant, voilà mon problème
est-ce que j’ajoute quelque chose après "liste", car la phrase est sibylline
The lists have been posted ne donne pas d’indices
VW nous fait confiance pour comprendre cet aplatissement du temps
ce temps de résultats d’examens toujours actif, frais comme si ça c’était passé le matin même

en plus de ce souci avec "liste"
arrive le souci de credentials
dans I feel in my private pocket and find my credentials
(diplômes, titres, grades, accréditations, références)
donc deux mots où je suis en difficulté
ces deux mots donnant directement sur un troisième
clamour
(the clamour that proves that I have passed)
est-ce que je dois laisser "clameur"
est-ce qu’il ne faudrait pas qu’au moins l’un ces trois mots se charge de plus de sens que ce qui est écrit pour éclairer les deux autres

par exemple pour le I have passed
j’aurais bien la pulsion de laisser Neville coincé dans le détail premier, l’affiche avec les noms des candidats sur la porte, J’ai été reçu (car les personnages de Vagues avancent ainsi, Rhoda et les statues, Louis et la bête qui trépigne sur la plage, ils portent tous une marque primitive, tatouée, et ils ne l’effacent pas), mais c’est peut-être dommage de ne pas élargir

si je devais traduire "à blanc", sans chercher à donner forme
ce serait : liste de résultats : J’ai été reçu : le bruit des bravos qui suivent la réussite aux examens
car tout s’enchaine
mais en procédant ainsi, j’indique plus de détails qu’il n’y en a et, en le faisant, est-ce que je ne taille pas les mèches de cheveux qui dépassent pour faire plus propre ? (et sans être coiffeuse, en plus ?)
est-ce que je ne gomme pas le vague, le délicat, le à peine touché de VW, qui fait qu’elle nous demande d’aller vers les mots, au lieu de nous les servir tout pomponnés directement dans le gosier ?

je vais devoir choisir
("arbitrer" comme certains disent, et je n’aime pas ce verbe) (arbitrer veut dire être en dehors ou au-dessus du lot, spectateur impartial, comment traduire impartialement)

je me rends vraiment compte en ce moment que traduire est un acte solitaire, ancré dans le corps d’un seul, d’une seule, et que c’est avec son histoire, son imaginaire, son rapport aux mots, c’est à dire à la vie, que l’on traduit
quand, à chaque problème posé par le texte, je raconte par quels détours ou questionnements je passe en finissant par "je choisis de", je ne suis pas sûre que ce soit le bon verbe, "choisir"
c’est que les événements m’ont portée là, ils me mènent à ce moment où je prends ce mot-là et pas un autre
ce n’est pas tant choisir qu’accepter
accepter d’en être là, portée ou soulevée ou réduite à ce résultat

j’écoute toujours beaucoup de conférences sur la pratique de la traduction
à chaque fois, je vois qu’il s’agit d’une pensée qui suit son propre chemin, un chemin personnel, dû à la personnalité de qui l’emprunte
si je trouve Neville légèrement pitoyable ça se sentira
si je trouve que VW n’a pas été très bonne dans un passage, ça se sentira (le ciel m’en préserve) (j’ai entendu cet avis hier, d’une traductrice qui trouvait que dans certaines pages de Mrs Dalloway "Virginia Woolf ramait" ou "pataugeait un peu") (et très sincèrement, même si je voudrais au fond être plus bienveillante, ça m’exaspère)
j’ai besoin de prendre, de faire l’expérience, de grandir par et avec, de me mettre en situation d’être disponible, de vivre en fait
pas de juger
si je lisais le texte comme une copie, avec le stylo rouge ( le "mal dit" de certaines appréciations dans la marge) je ferais exactement le contraire de ce qui me fait agir

là aussi, ce n’est pas pour rien que ces idées me travaillent au moment de traduire Neville et son J’ai été reçu
il y a des gens qui doivent répéter J’ai été reçu toute leur vie, en implorant
et cela je le comprends/ressens/saisi, je l’ai éprouvé, avec toute cette galaxie de violences symboliques que certains ne perçoivent tout simplement pas (ne percevront jamais, parce que c’est dans le corps que ça résonne, malgré le terme "symbolique", c’est dans le corps, et pas un concept abstrait)
on ne traduit pas sans s’y mettre, en plein milieu
qu’on veuille affirmer, mettre en avant ou s’effacer derrière, c’est toujours soi qui parle

intoxicated lark
j’étais passée dessus sans faire attention, et dans un premier jet traduit par "alouette grisée"
sauf qu’en français "grisée" peut nommer une couleur
ce que ça n’est pas ici
mais "alouette ivre", ou "alouette enivrée"
je ne trouve pas ça très fluide, ça sonne plutôt carambolage dans mon cerveau

the sound of clapping has failed
j’ai un souci avec has failed, qui devrait se traduire par "a échoué"
mais ça ne me va pas
c’est trop doux comme résultat, comme la barque échouée sur la plage, le mot échec sonnerait mieux, il s’agit d’un manqué, d’un raté, je cherche longtemps
je suis attirée par "perdu", avec le double sens, de perdre au sens de rater, et de perdre au sens de s’égarer (comme il s’agit d’un bruit, je trouve "perdu" plus cohérent)

j’essaye le plus possible de conserver la ponctuation, et la construction (la même traductrice dont je parle plus haut s’est exonérée des points-virgules, et je peux le comprendre, mais pour ce qui me concerne ça me priverait d’un rythme, d’une temporalité particulière, d’une durée de silence en plus, ici disponible) (et elle disait avoir beaucoup traduit "à l’oreille", en essayant de garder les sonorités anglaises, chuintements, souffles, voyelles coulées, ce que je ne fais pas du tout) (les sonorités anglaises sont de mon point de vue totalement inaccessibles, les imiter serait voué à l’échec (perdu) et selon moi bancal) (j’essaye de traduire à l’oreille le français, la langue d’arrivée, qui, ça tombe bien, est la mienne)

je me demande dans quelle mesure, avec mes explications ici, depuis 149 billets, paragraphes, passages, propositions, je ne suis pas en train de sortir les papiers de ma poche comme Neville
pour tenter de me justifier, ou de m’autoriser à
(avec toutes les questions que ça brasse, traduire Les Vagues n’est ni dérivatif ni occupationnel)


 ma proposition

« Maintenant assis côte à côte, dit Neville, tous autour de cette table, avant que l’émotion première finisse par s’émousser, que ressentons-nous ? Sincèrement, très franchement, sans les détours des vieux amis pour qui c’est difficile de se revoir, que ressentons-nous ? Le chagrin. La porte ne s’ouvrira pas ; il ne viendra pas. Et nous sommes lourds. À présent, tous d’âge mûr, notre fardeau est lourd. Déposons nos fardeaux. Qu’as-tu fait de ta vie, c’est la question que nous posons – et moi ? Et toi, Bernard ; toi, Suzan ; toi, Jinny ; et Rhoda et Louis ? Les listes ont été placardées sur la porte. Avant d’entamer le pain et de nous servir en poisson, en salade, je tâte ma poche pour trouver mes certificats – que j’ai toujours sur moi, mes preuves de supériorité. J’ai réussi. J’ai les papiers en poche pour le prouver. Mais tes yeux, Susan, remplis d’épis de maïs et de champs de navets, me troublent. Ces papiers dans ma poche – les hourras qui prouvent que j’ai réussi – ne font pas plus de bruit qu’un homme qui frappe des mains au milieu d’un champ vide pour chasser les corbeaux. Maintenant tout s’est calmé, sous les yeux fixes de Susan (les bravos, les échos que j’ai pu leur donner), et je n’entends plus que le vent souffler sur la terre labourée et le chant d’un oiseau – l’ivresse d’une alouette peut-être. Est-ce que le serveur a entendu parler de moi, ou bien ces couples, inévitables, toujours furtifs, qui flânent parfois, parfois hésitent devant les arbres pas assez sombres pour qu’ils puissent y blottir leurs corps ? Non ; le bruit des hourras s’est perdu.
Que reste-t-il alors, puisque je ne peux pas sortir mes papiers et vous faire croire, en lisant mes certificats à haute voix, que j’ai réussi ? Ce qui reste, c’est ce que Susan éclaire de ses yeux acides, ses yeux de cristal vert, ses yeux en forme d’amandes. Il y a toujours quelqu’un, quand nous nous retrouvons et que les bords de la rencontre sont encore coupants, qui refuse d’être submergé ; et donc de voir son identité se faire écraser par une autre. Pour moi, maintenant, c’est Susan. Je parle pour impressionner Susan. Écoute-moi, Susan. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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