TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -151 ["le salut de deux vieux amis"]

samedi 9 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(puisque Neville s’adresse à elle, Susan répond)

 le passage original

’There was the beech wood,’ said Susan, ’Elvedon, and the gilt hands of the clock sparkling among the trees. The pigeons broke the leaves. The changing travelling lights wandered over me. They escaped me. Yet look, Neville, whom I discredit in order to be myself, at my hand on the table. Look at the gradations of healthy colour here on the knuckles, here on the palm. My body has been used daily, rightly, like a tool by a good workman, all over. The blade is clean, sharp, worn in the centre. (We battle together like beasts fighting in a field, like stags making their horns clash.) Seen through your pale and yielding flesh, even apples and bunches of fruit must have a filmed look as if they stood under glass. Lying deep in a chair with one person, one person only, but one person who changes, you see one inch of flesh only ; its nerves, fibres, the sullen or quick flow of blood on it ; but nothing entire. You do not see a house in a garden ; a horse in a field ; a town laid out, as you bend like an old woman straining her eyes over her darning. But I have seen life in blocks, substantial, huge ; its battlements and towers, factories and gasometers ; a dwelling-place made from time immemorial after an hereditary pattern. These things remain square, prominent, undissolved in my mind. I am not sinuous or suave ; I sit among you abrading your softness with my hardness, quenching the silver-grey flickering moth-wing quiver of words with the green spurt of my clear eyes.
’Now we have clashed our antlers. This is the necessary prelude ; the salute of old friends.’



Neville a défié Susan, et Susan ne se laisse pas intimider

est-ce que je m’autorise à écrire "Les pigeons cassaient les feuilles" ?
puisque c’est ce qui est écrit (The pigeons broke the leaves)
c’est une vraie et grande question
VW lance une pierre, claque des doigts, c’est simple
pas de fioritures, pas d’élégance affectée, de posture, rien qui habille

par contre, est-ce que la netteté de The pigeons broke the leaves en anglais
est bien rendue par "Les pigeons cassaient les feuilles" ?
peut-être que ce serait le cas si c’était au présent
"Les pigeons cassent les feuilles"
là en français il se passe quelque chose (de l’ordre du haïku peut-être)
mais dans "Les pigeons cassaient les feuilles" il y a de l’inopérant, ce n’est pas net, ça sonne "approximatif" comme résultat (question de rythme, du nombre de syllabes, ou de sonorité, je ne sais pas)
comme si on approchait, mais sans rejoindre
(donc à la question : est-ce que je m’autorise à écrire "Les pigeons cassaient les feuilles" ?
je réponds non)

Neville, whom I discredit in order to be myself
in order to be myself : de façon à être moi, afin d’être moi, ou afin d’être moi-même
ma tentation est grande de modifier
"toi que je discrédite pour mieux me raffermir", "mieux exister"
ce serait bien, mais est-qu’on enlève un to be comme ça
au moins, avec mes tentatives, le mot "mieux" est apparu, je m’en sers

even apples and bunches of fruit must have a filmed look as if they stood under glass
c’est tricky, parce que je vois parfaitement l’image, les fruits à la texture brouillée parce qu’une sorte d’écran diaphane interfère, et il faut rendre cette image avec peu de mots finalement, ne pas s’éterniser pour dire ce polaroid dans la tête, sans bavarder

j’aimerais savoir répéter person trois fois comme le fait VW
dans Lying deep in a chair with one person, one person only, but one person who changes
mais mes essais ne sont/sonnent pas très réussis et fragilisent au lieu de renforcer

a dwelling-place made from time immemorial after an hereditary pattern
ça doit résonner dans la longueur, sur le temps long, comme les cloches d’une cathédrale (un temps qui vient s’ajouter à la nouveauté des usines, factories and gasometers) (je patauge un peu)

la phrase la plus difficile pour moi étant
I sit among you abrading your softness with my hardness, quenching the silver-grey flickering moth-wing quiver of words with the green spurt of my clear eyes
en particulier
the silver-grey flickering moth-wing quiver of words
car je ne peux pas faire en sorte que ce pan de phrase reste aussi ramassé en français
d’expérience, j’ai compris que lorsque je suis face à ce genre de situation il faut laisser aller
ne pas chercher à condenser ce qui ne peut pas l’être (quitte à en rajouter, et tant pis, allonger n’est pas forcément abîmer)

après coup, je constate que, dans les dernières phrases, VW m’a fait utiliser les verbes abraser, émousser
mais c’est logique puisque Susan décrit son corps comme un outil
(My body has been used daily, rightly, like a tool by a good workman)
(je ne l’avais pas réalisé en traduisant)

et la fin maintenant
This is the necessary prelude ; the salute of old friends.
j’hésite beaucoup
rien que pour cette fin, le nombre de "révisions" de l’article avant publication explose
si je veux être fidèle (stick to the plan), je n’ai même pas à réfléchir :
the salute of old friends : "le salut de vieux amis"

mais c’est une question de rythme
je ne peux pas m’empêcher de sentir (physiquement) que dans
"C’est le prélude nécessaire ; le salut de vieux amis." (16 syllabes)
ça trébuche, comme si on ratait une marche
il manque quelque chose
alors que dans
"C’est le prélude nécessaire ; le salut de deux vieux amis." (17 syllabes)
à mon oreille, rien ne manque, ça tombe juste
(c’est mystérieux comme sensation)
(puis je réalise que la forme de 17 syllabes, donc celle que je ressens comme "bonne" ou "juste", est celle du haïku) (et je trouve un article de Jean-François Bourgeault, L’épopée faite de haïkus, où il indique qu’un haiku doit recueillir à la fois "l’écoulement horizontal d’un destin" et "la chute verticale cyclique des événements", c’est-à-dire (et il la cite) "la pluie sans fin d’innombrables atomes" dont parle Virginia Woolf dans L’Art du roman)


 ma proposition

« Il y avait le bois de hêtre, dit Susan, Elvedon, et les doigts dorés de l’horloge étincelant entre les arbres. Les pigeons lacéraient les feuilles. Les lumières en changeant voyageaient au-dessus de ma tête. Elles m’échappaient. Pourtant Neville, toi que je discrédite pour mieux être moi-même, regarde ma main sur la table. Regarde sa coloration saine et ses nuances graduées, plus claires ici sur les phalanges, là sur la paume. Mon corps a servi tous les jours, efficacement, comme l’outil du bon ouvrier, et quelles que soient les circonstances. La lame est propre, tranchante, un peu usée au centre. (Ensemble nous luttons comme les bêtes des champs, les cerfs qui font s’entrechoquer leurs bois.) Vues à travers la pâleur molle de ta chair, les pommes et les grappes de fruits prennent l’aspect pelliculé qu’elles auraient sous une vitre. Bien enfoncé dans ton fauteuil auprès d’une personne, une seule, jamais la même, tu ne peux voir qu’un peu de chair ; ses nerfs, ses fibres, l’écoulement sombre ou vif de son sang ; mais rien d’entier. Pas de maison dans un jardin ; ni de cheval aux champs ; ni la ville qui s’étale pendant que tu te penches comme une vieille femme les yeux collés à son raccommodage. Alors que moi, j’ai de la vie une vue large, ample, gigantesque ; les remparts, les tours, les usines, les gazomètres ; et une demeure datant de temps immémoriaux bâtie selon des plans transmis par héritage. Ces choses restent dans mon esprit, carrées, saillantes, inébranlables. Je ne suis ni sinueuse ni suave ; assise près de toi, j’abrase ta mollesse par ma dureté, j’émousse le froissement d’ailes de phalène que font les mots en palpitant sous le jet vert de mes yeux clairs.
Nous avons maintenant entrechoqué nos bois. C’est le prélude nécessaire ; le salut de deux vieux amis. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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