TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -152 ["C’était différent autrefois"]

lundi 11 décembre 2023, par C Jeanney

.

(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

.

.

.

.

.

(après Susan, c’est d’abord la voix de Rhoda qu’on entend, pendant un court instant, puis celle de Bernard, qui lui ne fait que commencer à parler)

 le passage original

’The gold has faded between the trees,’ said Rhoda, ’and a slice of green lies behind them, elongated like the blade of a knife seen in dreams, or some tapering island on which nobody sets foot. Now the cars begin to wink and flicker, coming down the avenue. Lovers can draw into the darkness now ; the boles of the trees are swollen, are obscene with lovers.’
’It was different once,’ said Bernard. ’Once we could break the current as we chose. How many telephone calls, how many postcards, are now needed to cut this hole through which we come together, united, at Hampton Court ? How swift life runs from January to December ! We are all swept on by the torrent of things grown so familiar that they cast no shade ; we make no comparisons ; think scarcely ever of I or of you ; and in this unconsciousness attain the utmost freedom from friction and part the weeds that grow over the mouths of sunken channels. We have to leap like fish, high in the air, in order to catch the train from Waterloo. And however high we leap we fall back again into the stream. I shall never now take ship for the South Sea Islands. A journey to Rome is the limit of my travelling. I have sons and daughters. I am wedged into my place in the puzzle.
’But it is only my body—this elderly man here whom you call Bernard—that is fixed irrevocably—so I desire to believe. I think more disinterestedly than I could when I was young and must dig furiously like a child rummaging in a bran-pie to discover my self. "Look, what is this ? And this ? Is this going to be a fine present ? Is that all ?" and so on. Now I know what the parcels hold ; and do not care much. I throw my mind out in the air as a man throws seeds in great fan-flights, falling through the purple sunset, falling on the pressed and shining ploughland which is bare.
’A phrase. An imperfect phrase. And what are phrases ? They have left me very little to lay on the table, beside Susan’s hand ; to take from my pocket, with Neville’s credentials. I am not an authority on law, or medicine, or finance. I am wrapped round with phrases, like damp straw ; I glow, phosphorescent. And each of you feels when I speak, "I am lit up. I am glowing." The little boys used to feel "That’s a good one, that’s a good one," as the phrases bubbled up from my lips under the elm trees in the playing-fields. They too bubbled up ; they also escaped with my phrases. But I pine in solitude. Solitude is my undoing.



the boles of the trees are swollen, are obscene with lovers
littéralement
les troncs des arbres sont gonflés, sont obscènes avec les amoureux
c’est le with lovers qui tient les deux verbes
on pourrait dire "gonflés d’amoureux, obscènes à force d’amoureux"
je vais devoir rendre un des are muet si je veux une phrase qui tienne

Once we could break the current as we chose
souci avec l’expression as we chose
à notre gré, selon notre bon plaisir, comme ça nous chante, suivant nos désirs, il y a plusieurs options, mais j’en voudrais une où l’idée de choix soit visible
il me semble que c’est une des tensions du texte
quelle part d’une destinée est subie, ou non
et aussi quelle est notre lucidité en regard du passé
(avec ces choix qu’on a cru faire, alors qu’ils n’étaient que des accommodements portés par les circonstances)

wedged into my place in the puzzle
que je traduis d’abord par "bloqué à ma place dans ce puzzle"
"ce" puzzle qui m’a semblé plus agréable à lire
sauf que "ce" puzzle porte à croire que c’est le puzzle de Bernard
alors que non, c’est le puzzle du monde qui structure les vies
(je change pour "le" puzzle, ce qui était d’ailleurs le texte au départ)
(comme quoi, un détail aussi petit qu’un c à la place d’un l peut changer la teneur d’un texte)

like a child rummaging in a bran-pie
a bran-pie, mais qu’est-ce que c’est ?
en mot-à-mot c’est une tarte au son, ce qui ne m’avance pas
et voilà ce que donne une recherche d’images sur le net

"A tub filled with bran in which small gifts are buried as a lucky dip."
une bassine pleine de son où de petits cadeaux sont cachés, comme dans une lucky dip, c’est à dire une pochette surprise (ce qui me fait penser aux stands de pêche miraculeuse, où les enfants équipés de cannes à crochets tentent d’attraper des canards en plastique flottant dans un baquet, et selon le nombre de prises on repart avec un jouet)
je garde l’idée de la pochette surprise, même si ce n’est pas facile d’y faire coïncider le verbe dig, creuser, qui est bien plus logique dans un bac rempli de graines

But I pine in solitude. Solitude is my undoing.
pine, se languir, manquer à quelqu’un, être nostalgique de, être en deuil, pleurer (sur un deuil)
Pris dans la solitude, Bernard est en deuil de lui-même
il y a mort, anéantissement, effondrement, je trouve que le verbe languir est trop léger, trop superficiel (et un peu affecté)
et puis le problème de undoing
un nœud dénoué
une construction démantibulée
je ne vois rien d’aussi fort que "défait" pour l’instant

And what are phrases ? est une question que Bernard ne cesse pas de se poser

(après le visuel du baquet rempli de graines où sont enfouis des paquets, j’en ai un autre, celui d’un manège de chevaux de bois, chaque personnage est installé et tourne, il y a même la place du mort, le fantôme de Percival qui chevauche, et Bernard monte et descend en musique, les deux mains agrippées à la barre faite de mots qui traverse sa monture de part en part)


 ma proposition

« L’or s’est fané entre les arbres, dit Rhoda, et un pan de verdure s’étend maintenant derrière eux, étiré comme la lame d’un couteau vue en rêve, ou une île effilée sur laquelle personne ne marche. Les voitures commencent à scintiller, à clignoter en descendant l’avenue. Les amoureux peuvent à présent s’enfoncer dans l’obscurité ; le tronc des arbres, gonflé d’amants, se fait obscène. »
« C’était différent autrefois, dit Bernard. Nous pouvions choisir de briser le courant. Ce nombre de coups de téléphones, de cartes postales, combien en faut-il maintenant pour ouvrir cette brèche où nous sommes tous venus, ensemble, à Hampton Court ? Comme la vie file de janvier à décembre ! Nous voilà emportés par le courant de choses devenues si familières qu’elles ne possèdent pas d’ombre ; nous ne comparons rien ; nous pensons rarement je ou tu ; et dans cette inconscience, nous sommes libérés à l’extrême des frictions, nous écartons les herbes qui poussent devant l’embouchure de canaux engloutis. Et nous devons sauter comme des poissons, haut dans les airs, pour attraper le train de Waterloo. Mais si haut que l’on saute, c’est dans le courant qu’on retombe. Je ne prendrai plus le bateau pour les îles des mers du Sud. Mes voyages ne dépassent pas Rome. Je suis le père de fils et de filles. Bloqué à ma place dans le puzzle.
Mais ce n’est que mon corps — cet homme vieillissant que vous appelez Bernard — coincé ici, irrémédiablement – du moins j’ai envie de le croire. Je pense de façon plus détachée que lorsque j’étais jeune, quand je devais creuser avec la fougue de l’enfant dépiautant sa pochette surprise, avide de me découvrir moi-même. "Regarde, qu’est-ce que c’est ? Et ça ? Est-ce que ce sera un beau cadeau ? C’est tout ?" etc. Maintenant, je sais ce que la pochette contient ; et je ne m’en soucie plus vraiment. Je lance mes pensées dans les airs, comme l’homme jette en larges éventails les graines qui retombent dans le pourpre du soleil couchant, retombent sur la terre dense, labourée, brillante et nue.
Une phrase. Une phrase imparfaite. Que sont les phrases ? Elles m’ont laissé bien peu à poser sur la table, à côté de la main de Susan ; bien peu à sortir de ma poche, avec les papiers de Neville. Je ne suis pas une autorité reconnue dans le domaine du droit, de la médecine ou de la finance. Je dispose les phrases en rond autour de moi, comme de la paille humide ; je brille, phosphorescent. Et chacun de vous pense quand je parle : "Je m’illumine. Je rayonne." Souvent, les petits garçons se disaient "Elle est très bonne celle-ci, très bonne" quand les phrases sortaient de moi comme des bulles sous les ormes du terrain de jeux. Eux aussi montaient, comme des bulles ; eux aussi s’échappaient avec mes phrases. Mais je m’étiole dans la solitude. La solitude me défait.

.


( work in progress )

.

.

.

.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.