TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -165 ["Mais nous étions tous différents."]

lundi 8 janvier 2024, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(c’est un repas avec un interlocuteur invisible auquel Bernard tente de montrer le "globe rempli de silhouettes" qui fait sa vie)

 le passage original

’But we were all different. The wax—the virginal wax that coats the spine melted in different patches for each of us. The growl of the boot-boy making love to the tweeny among the gooseberry bushes ; the clothes blown out hard on the line ; the dead man in the gutter ; the apple tree, stark in the moonlight ; the rat swarming with maggots ; the lustre dripping blue—our white wax was streaked and stained by each of these differently. Louis was disgusted by the nature of human flesh ; Rhoda by our cruelty ; Susan could not share ; Neville wanted order ; Jinny love ; and so on. We suffered terribly as we became separate bodies.
’Yet I was preserved from these excesses and have survived many of my friends, am a little stout, grey, rubbed on the thorax as it were, because it is the panorama of life, seen not from the roof, but from the third-story window, that delights me, not what one woman says to one man, even if that man is myself. How could I be bullied at school therefore ? How could they make things hot for me ? There was the Doctor lurching into chapel, as if he trod a battleship in a gale of wind, shouting out his commands through a megaphone, since people in authority always become melodramatic—I did not hate him like Neville, or revere him like Louis. I took notes as we sat together in chapel. There were pillars, shadows, memorial brasses, boys scuffling and swopping stamps behind Prayer Books ; the sound of a rusty pump ; the Doctor booming, about immortality and quitting ourselves like men ; and Percival scratching his thigh. I made notes for stories ; drew portraits in the margin of my pocket-book and thus became still more separate. Here are one or two of the figures I saw.
’Percival sat staring straight ahead of him that day in chapel. He also had a way of flicking his hand to the back of his neck. His movements were always remarkable. We all nicked our hands to the backs of our heads—unsuccessfully. He had the kind of beauty which defends itself from any caress. As he was not in the least precocious, he read whatever was written up for our edification without any comment, and thought with that magnificent equanimity (Latin words come naturally) that was to preserve him from so many meannesses and humiliations, that Lucy’s flaxen pigtails and pink cheeks were the height of female beauty. Thus preserved, his taste later was of extreme fineness. But there should be music, some wild carol. Through the window should come a hunting-song from some rapid unapprehended life—a sound that shouts among the hills and dies away. What is startling, what is unexpected, what we cannot account for, what turns symmetry to nonsense—that comes suddenly to my mind, thinking of him. The little apparatus of observation is unhinged. Pillars go down ; the Doctor floats off ; some sudden exaltation possesses me. He was thrown, riding in a race, and when I came along Shaftesbury Avenue to-night, those insignificant and scarcely formulated faces that bubble up out of the doors of the Tube, and many obscure Indians, and people dying of famine and disease, and women who have been cheated, and whipped dogs and crying children—all these seemed to me bereft. He would have done justice. He would have protected. About the age of forty he would have shocked the authorities. No lullaby has ever occurred to me capable of singing him to rest.



Bernard continue de donner ce qu’il appelle des explications
il décrit, il dresse un portrait élargi de sa vie
mais on sent dans ce passage que tout ne peut pas être contenu dans un cadre

par exemple, dans la première phrase, l’incise
(The wax—the virginal wax that coats the spine melted in different patches for each of us. The growl of the boot-boy making love to the tweeny among the gooseberry bushes ; the clothes blown out hard on the line ; the dead man in the gutter ; the apple tree, stark in the moonlight ; the rat swarming with maggots ; the lustre dripping blue—our white wax was streaked and stained)
donc la partie entre tirets
n’est pas construite "académiquement" du point de vue de la ponctuation, avec une seule phrase, ou une suite de propositions, d’adjectifs
il y a un point à l’intérieur, comme un sous-récit dans le récit

Bernard déplie le chevalet avec les personnages
chacun leur rôles (comme au théâtre, l’arlequin, la princesse, etc.)
puis c’est une scène précise
(Percival dans la chapelle)
et on aurait l’impression qu’il pourrait s’y tenir, mais non, là aussi le théâtre déborde sur la scène
de la musique s’engouffre, suivie de tout un peuple en souffrance
rien ne peut être circonscrit

on est toujours et dehors et dedans
dès le premier paragraphe, avec la cire, cette substance moelleuse, sorte de pâte à modeler qui se marque de tout ce qui la touche, et les éléments, vêtements, bottes, cadavre

je me pose des questions avec rubbed on the thorax as it were
(dans la phrase am a little stout, grey, rubbed on the thorax as it were, because it is the panorama of life, seen not from the roof, but from the third-story window, that delights me)
parce que j’ai peur qu’on ne comprenne pas bien pourquoi le torse de Bernard est comme usé

et je vois que, dans chacune des traductions déjà publiées, ce point a été un petit obstacle

Michel Cusin a, comme d’habitude, respecté la phrase en lui faisant confiance :
"j’ai survécu à beaucoup de mes amis, je suis un peu fort, grisonnant, mon torse porte des marques pour ainsi dire, parce que c’est le panorama de la vie, non pas vu du toit mais du troisième étage, qui me ravit"

Cécile Wajsbrot, avec une phrase encore plus épurée, donne dans le mouvement en utilisant "arqué", et elle a ajouté une incise (j’avoue que je ne sais pas si c’est l’effet voulu, mais ça me semble plus percutant, mais par contre ça donne l’idée que la "survie" de Bernard est en lien direct avec sa façon de voir les choses) :
"j’ai survécu à nombre de mes amis — je suis un peu fort, gris, j’ai le torse arqué — parce que c’est le panorama de la vie vu depuis le troisième étage qui m’enchante et non depuis le toit"

Marguerite Yourcenar ajoute du texte — exactement la question que je me pose dans le passage précédent, jusqu’où sous-titrer ? — et retricote la phrase
"j’ai survécu à beaucoup de mes amis ; mes cheveux grisonnent ; j’ai un peu épaissi, et mes vêtements sont frottés à la hauteur de la poitrine, car je me penche sans cesse à la fenêtre du troisième étage pour regarder le panorama de la vie. Mais je ne me place pas sur le toit pour le contempler ;"

personnellement, je commente (un peu) et j’ai voulu conserver le mot "thorax", parce qu’il ajoute une note "médicale" dans ce qui n’en a pas, et provoque un léger effet comique, comme si la description que Bernard fait de lui (ses cheveux, sa corpulence, ce qu’il regarde) était purement scientifique

j’aime beaucoup The little apparatus of observation is unhinged
parce que cette phrase arrive sans prévenir
(par contre, une des trois traductions mentionnées fait un contresens, comme s’il était écrit is not unhinged)
(c’est d’ailleurs dans cette même traduction qu’au début des Vagues le mot "pilier" a été traduit par "oreiller", par déduction j’ai compris qu’un pillar s’était transformé en pillow) (je cafte, je cafte) (mais ce sont des choses qui arrivent, et j’espère ne pas trop faire d’erreurs de mon côté)

ce que je remarque dans
those insignificant and scarcely formulated faces that bubble up out of the doors of the Tube
c’est la présence de bubble up, c’est ce même verbe qu’utilise Bernard lorsqu’il parle des phrases qui sortent de son crâne
c’est une autre façon de dire que tous ces gens "sont" des histoires (portent une histoire)

--- ajout/modification : pour bootboy Guillaume Cingal (grand merci à lui) m’oriente vers cette définition : Usually a boy or young teenager, the boots was the lowest-ranking male servant ; his main job was to clean, polish and care for the household members’ boots and shoes, although he may have done other odd jobs as well, particularly in smaller houses where he may have also performed the duties of the hallboy
chez Marguerite Yourcenar le mot avait été traduit en "groom"
chez Cécile Wajsbrot en "garçon en bottes"
et chez Michel Cusin en "cireur de chaussures"

et maintenant j’ai juste envie de lire/traduire la suite


 ma proposition

Mais nous étions tous différents. La cire – la cire immaculée qui recouvre la colonne vertébrale s’est fondue en différents endroits pour chacun de nous. Les grognements du jeune valet en train de lutiner une servante dans les groseilliers ; les vêtements claquant au vent sur la corde ; le mort dans le caniveau ; le pommier, désolé sous la lune ; le rat grouillant d’asticots ; le lustre dégoulinant de bleu – notre cire blanche aura été striée et tachée par chacune de ces choses, différemment. Louis a été dégoûté par la chair qui mène les hommes ; Rhoda par notre cruauté ; Susan ne pouvait pas partager ; Neville voulait l’ordre ; Jinny l’amour ; et ainsi de suite. Nous avons terriblement souffert en devenant des corps séparés.
Pourtant j’ai été préservé de ces excès et j’ai pu survivre à beaucoup de mes amis, je suis un peu corpulent, gris, comme élimé au niveau du thorax à force de me pencher, car c’est le panorama de la vie non pas vu du toit mais depuis la fenêtre du troisième étage qui me ravit, et pas ce qu’une femme dit à un homme, même si cet homme c’est moi. Dans ce cas, comment aurais-je pu être brutalisé par l’école ? Comment auraient-ils pu me mener la vie dure ? Il y avait le recteur qui entrait tout chancelant dans la chapelle, comme sur le pont d’un cuirassé pris dans la tempête, criant ses ordres dans un mégaphone, car ceux qui détiennent l’autorité tendent toujours vers le mélodrame – je n’avais pas de haine pour lui contrairement à Neville, ni de vénération comme Louis. Je prenais des notes pendant que nous étions assis ensemble dans la chapelle. Il y avait des piliers, des ombres, des plaques de cuivre commémoratives, des garçons qui chahutaient et s’échangeaient des timbres sous les livres de prières ; le bruit d’une pompe rouillée ; le professeur et ses tirades retentissantes sur l’immortalité et se comporter comme des hommes ; Percival se grattait la cuisse. Je prenais des notes pour fabriquer des histoires ; je dessinais des portraits dans les marges de mes carnets et c’est ce qui m’a différencié d’autant plus des autres. Voici quelques-unes de ces silhouettes que j’ai vues.
Percival regardait droit devant lui ce jour-là. Il avait aussi cette façon bien à lui de se passer la main sur la nuque. Des gestes incomparables. Nous avons tous usé nos mains en les passant derrière nos têtes – sans réussir. Il avait cette sorte de beauté qui se défend de toute caresse. Comme il n’était pas très précoce, il lisait tout ce qui était écrit en vue de notre éducation sans commenter, et il pensait avec cette magnifique équanimité (les mots latins me viennent naturellement) qui le tiendrait à l’écart de bien des mesquineries humiliantes, que les nattes de lin de Lucy et ses joues roses étaient la beauté féminine portée au plus haut point. Ainsi préservé, son goût devint plus tard d’une grande finesse. Mais on devrait entendre de la musique s’élever, des cantiques sauvages. De la fenêtre, devrait monter un chant de chasse, vif et insaisissable – un bruit qui retentit dans les collines avant de s’éloigner. La surprise, l’inattendu, l’inexplicable, et tout ce qui fait de la symétrie une absurdité, voilà ce qui me vient immédiatement à l’esprit quand je pense à lui. Le petit dispositif qui note les observations se détraque. Les piliers s’écroulent ; le professeur flotte dans les airs ; l’exaltation me prend. Il est tombé alors qu’il chevauchait, en pleine course, et quand je suis arrivé ce soir sur Shaftesbury Avenue, ces visages anonymes à peine esquissés qui sortent comme des flopées de bulles des portes du métro, ces Indiens dont on n’a pas idée, ces gens mourant de faim ou de maladie, les femmes trompées, les chiens qu’on fouette et les enfants qui pleurent, tous m’ont semblé porter son deuil. Il leur aurait rendu justice. Il les aurait protégés. Vers l’âge de quarante ans, il aurait indigné les institutions. Aucune berceuse ne m’est jamais venue qui aurait su chanter pour son repos.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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