TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -170 ["Elle faisait danser les saules"]

samedi 20 janvier 2024, par C Jeanney

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(Bernard continue de dérouler les images de sa vie devant l’invité qui l’écoute)

(j’ai envie de changer la présentation de mon journal aujourd’hui, pas de quoi il est fait, mais l’ordre dans lequel je présente le passage à traduire
ce sera d’abord ma proposition, puis le texte original, puis mes questionnements
)

 ma proposition

Mais reprenons. Supposons une fois de plus que la vie soit une substance solide, comme un globe, et que nous puissions le faire tourner entre nos doigts. Supposons qu’il soit possible d’en extraire une histoire logique, simple, pour qu’une fois le sujet classé – l’amour par exemple –, nous prenions, dans l’ordre, le suivant. Je vous ai parlé d’un saule. Sa pluie de branches tombantes, son écorce ridée et sillonnée donnaient cette impression d’exister en dehors de nos illusions, mais sans s’en défendre, en se laissant parfois modeler par elles, et pourtant toujours stable, immobile, avec une sûreté que nos vies n’ont pas. D’où ce qu’il démontre ; le référent qu’il peut représenter, et la raison pour laquelle, selon que nous évoluons et changeons, il semble servir de mesure. Neville, par exemple, assis près de moi sur le gazon. Quoi de de plus limpide, je dirais, quand je vois qu’il observe, entre les branches, une barque sur le fleuve et un jeune homme sortir des bananes d’un sac en papier pour les manger ? Une scène figée avec une telle intensité, et si lourdement imprégnée de la qualité de son regard que, l’espace d’un instant, j’ai pu la voir moi aussi ; la barque, les bananes, le jeune homme à travers les branches du saule. Puis ça s’est effacé.
Rhoda approchait, en errant ça et là. Elle aurait voulu tirer profit du moindre relief — une quelconque toge de professeur gonflée de vent, ou l’âne attelé à son rouleau, renforçant le gazon, les sabots enveloppés de manchons qui préviennent des trous sur le terrain de cricket — pour se dissimuler derrière eux. Quelle était cette peur qui tremblait et se cachait et lançait des étincelles au fond de ses yeux gris, inquiets, rêveurs ? Cruels et malveillants, nous l’étions sans doute, mais pas tant que ça. Il y a en nous une bonté fondamentale ou sinon, parler librement comme je le fais avec quelqu’un que je connais à peine, serait impossible – nous cesserions tout de suite. Le saule, tel qu’elle le voyait, poussait au bord d’un désert morose, sans aucun chant d’oiseau. Les feuilles se recroquevillaient sous son regard, toutes secouées de douleur lorsqu’elle passait. Les tramways et les omnibus rugissaient dans la rue, roulaient sur les rochers et s’éloignaient en écumant. Peut-être qu’une colonne se dressait, en plein soleil, dans un désert qui n’était qu’à elle, près d’un étang où des bêtes sauvages peuvent venir s’abreuver.
Puis Jinny arrivait. Projetant une flamme plus haute que l’arbre. Elle était comme un coquelicot froissé, fébrile, assoiffé du désir de boire de la poussière sèche. Vive, anguleuse, pas le moins du monde impulsive, elle avançait déterminée. Comme des flammèches zigzaguent entre les fissures d’une terre craquelée. Elle faisait danser les saules, mais sans illusions ; car elle ne voyait rien de plus que ce qui était là. Un arbre ; la rivière ; l’après-midi ; nous ; moi dans mon costume de lin ; elle en vert. Sans passé, sans avenir ; seulement l’instant dans son rond de lumière, et nos corps ; l’inévitable apothéose, l’extase.

 le passage original

’But to return. Let us again pretend that life is a solid substance, shaped like a globe, which we turn about in our fingers. Let us pretend that we can make out a plain, and logical story, so that when one matter is despatched—love for instance—we go on, in an orderly manner, to the next. I was saying there was a willow tree. Its shower of falling branches, its creased and crooked bark had the effect of what remains outside our illusions yet cannot stay them, is changed by them for the moment, yet shows through stable, still, and with a sternness that our lives lack. Hence the comment it makes ; the standard it supplies, and the reason why, as we flow and change, it seems to measure. Neville, for example, sat with me on the turf. But can anything be as clear as all that, I would say, following his gaze, through the branches, to a punt on the river, and a young man eating bananas from a paper bag ? The scene was cut out with such intensity and so permeated with the quality of his vision that for a moment I could see it too ; the punt, the bananas, the young man, through the branches of the willow tree. Then it faded.
’Rhoda came wandering vaguely. She would take advantage of any scholar in a blowing gown, or donkey rolling the turf with slippered feet to hide behind. What fear wavered and hid itself and blew to a flame in the depths of her grey, her startled, her dreaming eyes ? Cruel and vindictive as we are, we are not bad to that extent. We have our fundamental goodness surely or to talk as I talk freely to someone I hardly know would be impossible—we should cease. The willow as she saw it grew on the verge of a grey desert where no bird sang. The leaves shrivelled as she looked at them, tossed in agony as she passed them. The trams and omnibuses roared hoarse in the street, ran over rocks and sped foaming away. Perhaps one pillar, sunlit, stood in her desert by a pool where wild beasts come down stealthily to drink.
’Then Jinny came. She flashed her fire over the tree. She was like a crinkled poppy, febrile, thirsty with the desire to drink dry dust. Darting, angular, not in the least impulsive, she came prepared. So little flames zigzag over the cracks in the dry earth. She made the willows dance, but not with illusion ; for she saw nothing that was not there. It was a tree ; there was the river ; it was afternoon ; here we were ; I in my serge suit ; she in green. There was no past, no future ; merely the moment in its ring of light, and our bodies ; and the inevitable climax, the ecstasy.



ce qui me marque le plus dans ce passage, c’est cette phrase :
She would take advantage of any scholar in a blowing gown, or donkey rolling the turf with slippered feet to hide behind.
en particulier sa seconde partie, celle avec l’âne
(or donkey rolling the turf with slippered feet)
je ne comprends pas cette phrase
enfin, je comprends les mots, mais pas ce que ça raconte

avec beaucoup d’attentes, je vais voir les autres traductions, pour qu’elles m’expliquent
Michel Cusin : "un âne aux sabots emmitouflés qui roulait le gazon"
Cécile Wajsbrot : "un âne roulant le gazon de ses pattes emmitouflées"
Marguerite Yourcenar : "un âne traînant la tondeuse sur le gazon"
(l’âne a perdu ses pattes tout à coup) (c’est très MY, ça, quelque chose l’ennuie, elle le gomme)

mais je ne suis pas plus avancée
on dirait une comptine (un âne sur le gazon avec des chaussons, une coccinelle sous son ombrelle...)
je ne peux pas traduire avant d’en savoir plus
en cherchant et cherchant, je trouve une photographie

voilà donc un âne qui traîne un rouleau sur une pelouse
sur des sites de jardineries j’apprends que c’est pour fortifier le gazon
cette image provient d’une banque de données centrées autour du cricket
les personnages des Vagues passent beaucoup de temps à faire semblant de regarder le cricket
je vais dans la bonne direction

mais, et les sabots emmitouflés ?
sans doute pour protéger le gazon, qu’il n’y ait pas de marques de sabots, que la pelouse reste bien plate
je pose la question à un connaisseur proche : il me dit que oui, des trous sur un terrain de cricket sont très dangereux, dans leur course les joueurs pourraient trébucher, tomber et se blesser

je comprends maintenant ce qu’il y a à traduire
et à présent j’ai plusieurs options :
- garder la phrase telle qu’elle est, sans rien ajouter ni enlever, ce qui la rend un peu obscure pour des non-habitués, cette phrase parlant sans doute mieux à un fan de matchs de cricket du temps de VW
- la jouer à la Marguerite Yourcenar, rendre la phrase plus accessible en enlevant les détails qui pourraient sembler indéchiffrables (donc se débarrasser des slippered feet de l’âne)
- tenter un entre-deux, à la fois essayer de respecter la phrase et tenter d’ajouter quelque chose qui aide à la compréhension, mais sans l’esprit d’une note de bas de page (je n’aime pas les notes de bas de page)

et pour choisir entre ces trois possibilités, il faut que je sonde l’importance de ce détail
est-ce qu’il est irremplaçable ?
est-ce qu’on a besoin de savoir qu’un âne passe là, trottinant avec son rouleau, chaussons aux pattes ?

peut-être que oui
d’abord parce que ce décor est installé en fond de scène et qu’à la phrase suivante, au premier plan, sera montrée la peur de Rhoda
elle a si peur, une si grande peur
cette peur est d’autant plus irrationnelle dans ce décor inoffensif
le professeur est ridicule avec sa toge soulevée par le vent
et le petit âne qui trottine n’est pas inquiétant non plus
ce qui rend la peur de Rhoda encore plus terrible, centrale, viscérale, parce que non liée aux éléments

et puis aussi, quelque chose résonne avec le texte, dans cette question de cricket, de trous, et de jambes qui trébuchent
Percival était un joueur de cricket, fameux, admirable, admiré
et il est mort, parce que son cheval a trébuché sur un trou et qu’il en a été désarçonné

c’est peut-être un délire de ma part ce sous-texte (la mort cachée dans les petites choses, les obstacles minuscules, comme une taupinière dans l’herbe), mais l’idée me frappe

je choisis donc la troisième option (à la fois essayer de respecter la phrase et tenter d’ajouter quelque chose d’explicatif qui ne fasse pas note de bas de page), et pour cela j’ajoute, je déforme (mais j’en connais une autre qui ne se prive pas de prétexte pour le faire)

par contre ma phrase devient longue, longue
en l’expliquant je la rend moins facile à lire : je décide de placer le professeur et l’âne dans une incise pour clarifier

j’ai une autre décision à prendre avec
But can anything be as clear as all that, I would say, following his gaze, through the branches, to a punt on the river, and a young man eating bananas from a paper bag ?
le point d’interrogation en fin de phrase est acrobatique

j’ai la tentation de le ramener là où je pense qu’il doit être : But can anything be as clear as all that ?

mais ensuite je me demande pourquoi
pourquoi VW le met-elle là, en fin de phrase
c’est que cette interrogation plane sur elle toute (la phrase, pas VW) et colore toute la scène, les branches, la barque, le jeune homme, les bananes

— en aparté : une note de bas de page m’explique que a punt est une barque à fond plat qu’on fait avancer à l’aide d’une perche, un peu comme une gondole (le savoir ne m’aide pas beaucoup)

et le I would say me rend perplexe

je vais regarder ce qu’en disent les autres traductions (je n’ai personne d’autre vers qui me tourner)
Michel Cusin et Cécile Wajsbrot traduisent par "disais-je", et Margueritte Yourcenar efface la phrase, si bien qu’il n’y a plus personne pour la dire (donc pas besoin de I woold say)

plus j’y pense et plus je comprends que c’est toute la phrase qui est limpide, et que le point d’interrogation prend à témoin l’interlocuteur à qui s’adresse Bernard
et qu’est-ce qui est clear dans le regard de Neville sur cette barque, ce jeune homme, les bananes — sacrée métaphore visuelle — ?
la découverte certaine, lorsqu’ils sont à l’université, de l’homosexualité de Neville
que Bernard ne juge pas, mais qu’il observe (comme Neville à travers les branches du saule)
et lui aussi for a moment [he] could see it too, en tout cas, il montre ici qu’il s’interroge lorsqu’il est étudiant sur sa propre sexualité
une question résolue dans le troisième paraphe, lorsque Jinny arrive
(the inevitable climax, the ecstasy)
(et j’avais besoin de creuser tout ça pour traduire I woold say)

---- mise à jour : en commentaire Pierre Cohen Hadria propose "je dirais" pour I woold say, et c’est bien plus juste que mon "ai-je envie de dire" qui peut s’approcher d’une expression toute faite très trsè utilisée de nos jours (j’ai envie de dire)
je prends ce "je dirais" avec gratitude ! (mais il est quand même un peu discret, on peut passer dessus sans le voir, j’aurais voulu que ce soit plus marqué, je ne sais pas, sans doute que ça entre dans les questions à se poser / reposer au cours des relectures à faire une fois le texte fini)

(je continue)

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • et voilà que j’ai bougonné ou fait comme l’âne qui hoche la tête quand il sent qu’il va être mécontent et hésite à le montrer
    bon c’est toi qui sait, et finalement pas si gênant les habitudes bousculées, le va et vient, le haut en bas du texte est juste modifié et le questionnement, plus détaillé, vient à sa place (en attendant la pelouse du terrain de la photo va être troué ... on n’a pas chaussé l’âne)

  • Merci Brigitte ! (je vais peut-être remettre dans l’ordre précédent pour le prochain passage) (c’est sûrement moins pratique comme ça)
    Je n’ai pas trouvé d’autres images d’ânes (j’aurais adoré voir les chaussons, brodés ? tricotés ? ça ouvre des horizons :)))

  • (il y a une chanson de Brassens qui commence par "je serais triste comme un saule") (c’est sans relation mais le saule a quelque chose de triste quand il pleure - certes) (c’est marrant parce que j’ai été arrêté par les deux mêmes choses (arrêté n’est pas le terme - questionné peut-être enfin j’en sais rien mais) - les pieds de l’âne et le développement - et le "I would say" traduit par "ai-je envie de dire" m’est apparu fort contemporain (ça se dit beaucoup - on dit aussi beaucoup "voilà" - et d’autres trucs style "style" ou "genre" ou "y’a pas de souci" ou "que du bonheur" ou "elle est pas belle la vie" ou encore (on n’en finirait pas) du coup (hein - voilà) de ce fait ce serait peut-être mieux "je dirais" simplement - tu en fais ce que tu en veux (évidemment)... bonne suite

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