P comme permis
lundi 1er janvier 2024, par
ABC | PMG
accompagne
Lotus Seven
L’expression « monstre sacré » arrive avec évidence quand PMG assène, impressionnant, ses phrases courtes, imparables, gifles ou coups de feu, pendant l’entretien filmé en public sur TV Ontario.
Mon cerveau, par association d’idées, ou plus exactement de ressentis, lance un fil vers Orson Welles : se sont-ils connus, approchés ?
« McGoohan se fait année après année une place avec des rôles parfois marquants, comme celui d’un prêtre accusé d’être homosexuel dans Serious Charge, une pièce montée dans le West End en 1955. Impressionnant son auditoire, il est repéré par Orson Welles qui l’invite à venir à York, au sein de son théâtre, pour jouer avec lui dans Moby Dick – Rehearsed [1]. McGoohan y tient ainsi le rôle de Starbuck aux côtés de Welles lui-même. »
Donc oui, ils se sont rencontrés, fréquentés, un temps.
Welles dit qu’il est « one of the big actors of his generation, tremendous, with all the required attributes, looks, intensity, unquestionable acting ability and a twinkle in his eye » [2].
Mais ils n’ont pas collaboré sur le long terme.
Trop similaires sans doute.
Des énergies, une électricité trop proche les animent.
Monstres sacrés tous les deux, avec une connaissance des émotions humaines et une indifférence aux émotions humaines.
They don’t care.
Ils — tous les deux — avalent les émotions humaines en tant que concepts, mécanismes, forces qui poussent les machines que nous sommes à la surchauffe.
Et pour obtenir ce résultat ils se moquent des émotions humaines.
Lorsque PMG raconte ce qui se passe sur le tournage de Il était une fois avec Leo McKern [3], il ne montre pas d’empathie pour le nervous breakdown de son partenaire, mais l’incompréhension.
Peut-être même que face à ce qu’il juge être l’incompréhensible faiblesse de l’autre (McKern), raconter cette faiblesse de l’autre lui permet de décrire, par contraste, la force qui est sienne, qu’il tient pour structurelle, essentielle, monstre sacré.
Et il n’est pas seul.
Être un artiste nécessite qu’autrui vous reconnaisse comme tel.
Être un monstre sacré demande aussi la collaboration des autres [4].
Sur le tournage, alors que la santé mentale de Leo McKern prenait des coups, personne n’a dit stop.
Il y a une mythologie du monstre sacré, comme il y a une mythologie de la puissance masculine, ou un mythe de l’artiste maudit, et la présence de ces mythes fait en sorte que certaines situations deviennent acceptables.
Les scènes de Il était une fois, des scènes assez violentes pour que l’un des deux acteurs craque mentalement, disjoncte, grille comme un fusible, existent à l’air libre, visibles aux yeux de qui participe, production, réalisation, technique, cameras, prises de son, éclairage, décor, costume, maquillage, on peut imaginer qu’une vingtaine de personnes au minimum assiste à la « bagarre », comme l’appelle PMG (mot qui suppose une égalité des forces et une réciprocité des coups donnés, ce qui n’est pas certain, l’état final de McKern le rapprochant plutôt du punching ball).
C’est ce qui se passe quand on filme un mythe, une allégorie.
Le sens de l’humain, avec son empathie, son pacte de non-agression inhérent à tout contact social, est balayé.
Il n’est plus question d’être humain, mais d’être surhumain, monstre, monstre sacré.
C’est permis.
L’allégorie, la fiction et la fabrication de cette fiction le disent.
Longue digression :
dans Jim and Andy, the great Beyond sont documentés des scènes, réactions, interactions prises dans la fabrication d’une fiction biographique, celle Jim Carrey jouant le rôle d’Andy Kaufman [5] dans Man on the Moon, film de Miloš Forman. Ou plutôt celle de Jim Carrey prétendant être Andy Kaufman dans le film de Miloš Forman. Ou plutôt Jim Carrey prétendant être le personnage qu’il nomme Andy Kaufman, un Andy Kaufman que lui a en tête et qui n’est pas le même que d’autres, parmi ses proches ou ses connaissances, avaient réellement rencontré. Jim Carrey, pour cette performance, choisis d’effacer sa personnalité, ne répond plus à son nom, n’agit plus comme un acteur dans le rôle de, mais comme le personnage lui-même, 24h/24h, pendant les prises et hors de celles-ci, matins, soirs et peut-être même la nuit dans ses rêves qui ne sont plus ses rêves mais ceux d’un Andy Kaufman zombie. Les actions, réactions, relations, interactions qui en résultent sont irréelles, folles, inquiétantes. Jim Carey s’imaginant être l’Andy Kaufman qu’il a en tête ne communique plus avec son présent. Ses paroles s’adressent à un monde fictif où l’équipe de tournage a disparu. Il est seul, volontairement vampirisé, pantelant. À un moment, physiquement et non pas métaphoriquement, il s’écroule. L’équipe de tournage, qui elle est restée dans son présent d’équipe de tournage, porte son corps jusqu’au studio où il doit être filmé. Elle porte par les bras et les jambes un corps fou, un corps vidé, déconstruit, défait, devant les caméras qui veulent voir Jim Carrey bouger dans le rôle d’Andy Kaufman, et qui s’y tiennent. Pas d’empathie. Quelqu’un ou quelqu’une hors de ce système voudrait aider, réparer, soigner, apaiser, prendre ce corps branlant et l’installer au calme, lui rendre sa vie propre, mais autour de l’acteur Jim Carrey il n’y a personne qui soit hors du système. Le système veut des images qui bougent, des images qui fassent bien semblant, et peu importe si sur l’écran celui qui bouge ne fait pas semblant, est en danger [6]. C’est permis. Par chance, dans la vie réelle, Andy Kaufman ne s’est pas suicidé en se jetant du haut d’un pont, sinon, est-ce que quelqu’un, quelqu’une, aurait eu la lucidité de dire Non au corps de Jim Carrey debout contre la rambarde au-dessus du vide ? aurait-on dit Coupez ! avant ou après le saut ? Le tournage est éprouvant pour tout le monde avec cette folie centrale qui fait vortex. Et pourtant, après avoir tourné la toute dernière scène, on sort les bougies, le gâteau, les coupes de champagne, les discours qui remercient le travail de toute l’équipe sans oublier personne. Jim Carrey n’est pas encore redevenu lui-même, il formule son discours de remerciements dans le costume d’un des avatars de l’acteur Andy Kaufman, Tony Clifton.
Comment toute cette irréalité peut-elle produire du réel ?
Elle le fait, car nous ne sommes pas au courant, nous spectateurs et spectatrices hors système.
Dans le film Man on the moon, la scène où le corps vidé de substance de Jim Carrey est porté sur le plateau n’apparaît pas.
Le corps de PMG n’est pas poreux.
Il est affûté, pamphlétaire, allégorique, solide.
On pourrait penser qu’il n’est pas aussi poreux que celui de Jim Carrey.
Et pourtant tous les deux connaissent cette sorte de bascule, où l’on n’est plus soi-même.
Le réel est déjà entaché d’une part de fiction.
Avec les filtres de nos fictions, qui nous sommes et qui nous croyons être, les déformations se multiplient.
On voit des ombres découpées sur papier calque et reproduites à partir du dessin tronqué que notre faillibilité fabrique, car nous sommes autant humains que maladroits.
C’est peut-être ce que dit In My Mind.
Chris Rodley cherche à montrer sa fiction du Prisonnier.
Elle ne correspond pas à celle de PMG, à la fois lui et un autre.
Pris au milieu de ce que des miroirs lui renvoient, et qu’il refuse.
Rebelle.
Monstre sacré.
Je ne sais pas quoi faire des monstres sacrés.
Je comprends bien qu’ils sont utiles, qu’ils ont fonction de points de repère.
La monstruosité est importante, comme la nuit pour le jour.
La sacralité, je ne sais pas quoi en faire.
Je suppose que PMG la dénonce, comme il dénonce toute forme de pouvoir, mais ça n’est pas certain. Peut-être qu’il veut juste la déplacer. Rendre sacré pour tous ce que lui trouve sacré.
C’est le paradoxe du gourou qui dit écoutez-moi / soyez vous-mêmes.
Deux choses incompatibles.
C’est toujours comme ça.
On croit trouver une réponse.
Mon père m’expliquait sur son carnet, avec des schémas et des flèches, comment fonctionnent le téléphone et la télévision, il dessinait des ondes et des antennes.
On doit fabriquer son carnet soi-même ensuite, il a oublié de le dire.
[1] Moby Dick – Rehearsed : pièce en deux actes d’Orson Welles.
Synopsis : alors qu’une troupe de comédiens prépare une représentation du Roi Lear, le metteur en scène l’interrompt et décide de la remplacer par une adaptation théâtrale de Mobby Dick. À noter que Welles en a filmé une version incomplète d’environ 75 minutes, s’est arrêté car le résultat ne lui semblait pas satisfaisant, et que l’unique copie de cette pellicule a brûlé dans l’incendie de sa maison de Madrid (louée à l’acteur Robert Shaw, dont on pense qu’il s’est endormi ivre, une cigarette allumée à la main) – donc à ajouter à la liste d’images invisibles.
[2] « un des plus grands acteurs de sa génération, phénoménal, avec toutes les qualités requises, l’allure, l’intensité, une capacité d’action incontestable et une étincelle dans le regard »
[3] dans le rôle du Numéro Deux, ce qui donne lieu à des scènes d’affrontements répétés. PMG y revient dans son entretien sur TV Ontario : « Leo, un midi, est monté dans sa loge pendant que j’allais voir les rushs. Je savais qu’il était fatigué. Je suis allé ensuite le rejoindre pour lui dire à quel point il avait été bon pendant les scènes. Il était recroquevillé en position fœtale sur son canapé et m’a crié "Va-t’en, je ne veux plus te revoir". J’ai dit "Qu’est-ce qui se passe ?" Il a répondu "Je viens d’appeler deux médecins, ils arrivent dès que possible. Va-t’en". Il avait craqué. C’était vraiment étonnant. Cette pression était terrifiante. »
Un des collaborateurs de PMG, présent lors du tournage explique : "la scène devait montrer un personnage qui en brise un autre, mais l’acteur (PMG) s’est fait déborder par son personnage, et on a vu un homme qui voulait en briser un autre."
Un débordement qui a eu lieu plusieurs fois puisque Mark Eden (le Numéro 100 dans l’épisode It’s your funeral) raconte qu’à sa grande surprise son combat physique avec PMG était réalisé sans trucage, vrais coups de poing, empoignade réelle. PMG l’a projeté au sol puis a serré son cou de ses mains presque jusqu’à l’étranglement. Il en parle avec la mémoire de sa frayeur ("It’s a big man !") de ne pas pouvoir se dégager. Et il conclut, en se frottant le cou rétrospectivement, que PMG, acteur, concepteur, scénariste, producteur, était tout simplement en train d’exploser sous la pression, une sorte de dépression nerveuse.
[4] les autres qui disent "tu sais bien comme il est, c’est Gérard !" par exemple.
[5] humoriste et acteur américain (1949 – 1984).
[6] on pourrait faire la même remarque à propos de la scène où Alfred Hitchcock bombarde Tippi Hedren d’oiseaux vivants dans « Les Oiseaux » (The Birds). L’acteur Cary Grant, de passage sur le tournage, lui dit qu’elle est « la femme la plus courageuse qu’il ait jamais vue » – l’actrice a souvent raconté son traumatisme, et l’épuisement mental qui a suivi.