la porte Souabe
samedi 2 novembre 2013, par


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la porte Souabe, la vieille avec son âne, ce n’est pas un tableau bucolique ni charmant, ça fait froid ça transperce, de gros flocons tout gonflés d’eau, et quand ça brûle l’été, les hommes, au moins quatre, deux de chaque côté, au creux de l’épaule une barre sous un socle où la statue de saint Antoine oscille, dans sa main droite une longue tige feuillue à fleur de lys ne se balance pas, et dans la gauche l’enfant Jésus, son visage de papier mâché, la peau sombre et sa robe étalée, rigide et blanche, l’air chaud, les femmes suivent, six femmes, trois de chaque côté, elles soufflent et portent la madone aux deux bras écartés, bleu intense, bras qui montrent à ses pieds deux petites figures qu’on dirait deux poupées, en habits noirs on s’évente derrière au rythme des tambours, les grillons crissent continuellement cette note bourdon qui lie ensemble musique et pas, ni bucolique ni charmant, ce tableau, quand le curé les a bénis tous un par un, sans doute que les femmes pleuraient, un par un tout un groupe d’enfants partant à pied pour Naples, puis de là à Marseille, puis vers Lyon, les contrats sont signés, c’est du travail dans des verreries et du sommeil sur des paillasses, ils savent à peine écrire, des hommes, plusieurs, s’en vont vers l’Argentine, les États-Unis, le Brésil, lui a fait ses adieux, il n’est plus un enfant et pas encore un homme, a marché vers les Alpes, les traverse, et ce qu’il avait dans ses poches on ne sait pas, ni à quoi il pensait en suivant saint Antoine sous l’arche la dernière fois, ni le nom de ce jour quand il s’est retourné pour voir la porte Souabe de loin, ni s’ils étaient plusieurs autour lui et s’ils chantaient, ni ce que la vieille a pensé, les mains devant sa robe pâle / sur cette photo on ne comprend pas tout de suite, on pense à une capeline, un chapeau d’une rare élégance, au portrait d’une jeune aristocrate entourée de ses trois enfants, puis c’est leurs yeux, des regards identiques, sauf pour le tout petit au visage de profil, la jeune femme, sa fille, son fils, ils ont tous les mêmes yeux durs, noirs, saturés, fragiles, bordés d’épuisement, c’est là qu’on réalise que le chapeau si haut si élégant est un ballot de linges, en son centre une chaîne fine avec un crucifix doré, la petite porte aussi un paquetage comme un oreiller mince de vêtements noués, le garçon porte le bébé, ce sont des tempêtes statiques, eux dérivent, emmènent avec eux leur chez soi / un fil existe, c’est ce que dit la voix, un fil existe, elle insiste ; elle voudrait que je réalise comme ce fil est inévitable, et flexible, et à quel point il est capable de se distendre jusqu’à l’effilochement, sans se rompre ni disparaître
[suivant / sans se rompre]


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Messages
1. la porte Souabe, 2 novembre 2013, 12:59, par brigetoun
le fil existe toujours - et il y a une noblesse naturelle dans ces femmes
(et voilà que je fais un accroc à mon je déconnecte)
2. la porte Souabe, 2 novembre 2013, 19:12, par PdB
diasporas et pénitences, défilé de la Vierge, le sang qui se liquéfie à Naples, ailleurs, regarder le soleil tomber sur les épaules des suiveurs et des porteurs, les cris et les larmes, cette porte Souabe, qui a autant quelque chose du désert que de la Bavière, les dérives, les fuites en avant, les chasses et les assassinats, toute l’histoire de tous les peuples de tous les mondes en somme (comme une sorte d’indice de "l’Oeuvre au Noir", mais je ne sais où)
3. la porte Souabe, 2 novembre 2013, 23:58, par Pierre R Chantelois
Mon éloignement m’a tenu à l’écart et pour laisser un commentaire intelligent, il me faut faire un rattrapage. Ce à quoi je m’emploie dès ce jour.
4. la porte Souabe, 3 novembre 2013, 08:23, par Isabelle Pariente-Butterlin
Leur élégance et leur beauté dans ton regard et dans tes phrases … écrire révèle la grandeur du monde.