Apartment houses
lundi 13 juin 2016, par
Je me souviens, petite, de linge à travers le hublot d’une machine à laver, d’attendre, est-ce qu’il y aura encore du rouge et des rayures dans le prochain brassage. Les teintes que l’eau et la mousse fabriquent, et l’amas de détails tordus. Les scènes modifiées, à chaque nouveau tour voir une nouvelle forme, l’identifier – le désirer – avant qu’elle disparaisse. Les remous à l’impact précaire, imprévisibles et attendus.
Focaliser sur une partie, décaler les rouages, on tourne un cran au kaléidoscope, un changement, et pas seulement en face de soi. De l’hypnotisme primitif des images fixées jusqu’à saturation (ce qu’on voit dans les yeux des très jeunes enfants).
Est-ce qu’il le tente ? murs, bâtiments, étages, fenêtres et occupants roulés dans le tambour d’une machine à laver. Tourner l’image fragmentée, quand les détails s’emboîtent, faire une pause, fugitive, et la laisser durer.
La seconde échappée prend ses aises, quitter le temps ne suffit pas, l’espace cède. Des murs blancs en redite, troués, dépliés en soufflets, deux seulement. On imagine le reste, les pans de bâtiments, accordéon. Attention à l’entre-deux vertigineux qui les sépare. Le tout tenu dans une si petite chose, humaine à l’intérieur.
Une femme affairée, gironde, joues rouges, et pourquoi pas une illusion de danse, un salut avant le quadrille, mais non, elle travaille. Déplace un drap qu’elle repasse, dessus de lit qu’elle borde, à moins qu’elle ne défroisse, arrange une robe de mariée, tout en regardant quelque chose, ou quelqu’un : patron, patronne, aide, visite amicale, arrangement, ou le mur qu’on devine décoré de rubans sans doute mauves, et le fauteuil crapaud.
Hors champ, par toutes les ouvertures, entre ce qu’elle regarde, nous qui la regardons, ceux dans l’ombre derrière les rideaux, la plante verte, les voisins du dessus, du dessous, les passants dans la rue, les rues autour du bloc, notre cerveau a fabriqué spontanément l’ensemble, depuis la tache de lumière orange qui happe le regard, jusqu’à la ville qui happe l’entendement. Le hors champ est partout, à fils tendus, la femme au centre d’une toile d’araignée.
Du voyeurisme acrobatique, car où s’est-il placé pour voir sans être vu ?
Traduire des formes, à chacune leurs phrases. Un fait de société, le labeur d’une servante ou Fenêtre sur cour. Viser la poétique, le savoir d’une époque et ses rapports de force, tant de pistes, remarquer l’anodin – sans doute que cette scène se répète chaque jour en pleine indifférence. Hésiter sur ce qu’il a voulu dire, comment identifier ces formes transformées la seconde suivante, un peu (si la femme bouge), ou totalement (si l’œil du peintre change de place, la sienne tellement précaire).
Je fixe, hypnotisme d’enfance, avec un vertige qui gagne, dans cette seconde, d’être prise à l’intérieur du cadre comme un détail de plus du kaléidoscope, au même titre que lui.
Et malgré mes efforts pour dire, je sais que c’est inexplicable.
Messages
1. Apartment houses, 8 mai 2015, 09:22, par René Chabriere
Oui, c’est ça, c’est être pris à l’intérieur du cadre.
La lumière, même, subit la découpe...
Les tableaux de Hopper.
Et dans les milieux rapprochés, d’une fenêtre à l’autre, d’un cadre à l’autre,
ce sont forcément des morceaux qui nous parviennent, dans l’indiscrétion, même si on ne fait pas exprès :on a la "vue", mais elle est limitée, presque encombrée par , justement ,par trop de proximité...
Inversement, il y a ceux qui dressent des murs, des palissades.
Mais on ne sait s’ils se protègent eux-même, ou d’activités inavouables.
1. Apartment houses, 8 mai 2015, 17:35, par Christine Jeanney
Ici l’inavoué n’a pas l’air inavouable, ce serait plutôt notre dedans commun, à tous, peut-être que c’est pour ça que cette vue nous touche tant :-)
Merci d’être venu ici René !