Pierre Cohen Hadria, dans Entre la fin quarante neuf et la fin cinquante (#vasesco de décembre 2013)
vendredi 6 décembre 2013, par
« (...) pourquoi ne pas imaginer, le 1er vendredi de chaque mois, une sorte d’échange généralisé, chacun écrivant chez un autre- ? Suis sûr qu’on y découvrirait des nouveaux sites (...) ». François Bon et Scriptopolis ont lancé l’idée des Vases Communicants.
Aujourd’hui, échange entre Pendant le week-end et tentatives,
un échange vraiment particulier et qui me touche énormément.
J’emmène Pierre Cohen Hadria avec moi un instant, et lui m’emmène avec lui (bien plus loin)
(dans l’oblique de son histoire).
L’écriture de Pierre me bouleverse toujours (c’est complètement inexplicable et d’autant plus beau), je n’arriverai donc pas à exprimer mon sentiment (joie, fierté, émotion, mais ces trois mots trop étriqués). Le vase communicant de Pierre commence avec un mail :
Entre la fin quarante neuf et la fin cinquante, elle avait mis au monde trois enfants : l’un, le premier avait été accueilli comme il se devait sans doute, une sorte d’altesse, de roi ou d’empereur ; elle avait une belle-mère qui tous les jours venait l’aider à l’entretien de ce prince. Tous les jours, c’est ce que je crois. Puis du jour où elle mit au monde ses deux filles, jumelles, elle n’est plus revenue, cette belle-mère. Que dieu garde son âme (comme disait mon autre grand-mère), elle n’est plus de ce monde. Pour ma part, c’était une de mes grand-mères et j’avais pour elle de l’affection : mais cependant, deux filles, et deux jumelles, devaient sans doute être trop pour cette femme. D’autant que dans le monde où elle vivait, des filles, peut-être, pourquoi pas, mais deux ? Jumelles ? Des monstres, oui… C’est ainsi que la vie allait, en ces époques. Il y avait aussi le fait que, enceinte, ma mère n’avait jamais su qu’en elle, elle portait deux êtres. On lui avait dit : « attendez, ce n’est pas fini » racontait-elle en riant. La fin des années quarante, c’était juste après la guerre, c’était encore le protectorat, le ciel bleu toute la vie et la mer au loin. Bientôt ils feraient construire, mais pour le moment, il leur échoyait d’élever et d’éduquer ces trois petits mômes, l’acte de naissance dit du domicile de mes parents qu’il se situait rue de Marseille, je veux bien le croire.
Ma mère avait une sœur qui ne pouvait avoir d’enfant. La nature, ou imbécillité - difficiles à départager en cette occurrence - en avait voulu ainsi. Puisque ces enfants, ces deux filles, qui n’avaient pas un mois et qui étaient, donc, sans doute et sans pourparler, sans jugement et sans raison, il fallait le croire je suppose, des monstres, pourquoi n’en pas donner un exemplaire à cette sœur ?
Ce n’était pas très souvent mais elle chantait : « Que sera sera », ou d’autres chansons qui l’avaient touchée quand elle était jeune. Dans ces années-là, elle devait avoir quelque chose comme vingt trois ans. Je ne me souviens pas de ces moments, je n’étais pas là encore, mais souvent, comme le rappel d’une époque heureusement révolue, j’en ai entendu parler par elle, mais aussi par les personnages de cette histoire-là : elle n’est la mienne que de loin, ouï-dire et ce qui m’en reste, c’est qu’elle chantait.
J’aime m’asseoir en fin d’après-midi sur le seuil de la maison. Le soleil a fini de brûler les jardins alentours. L’air est toujours lourd, mais c’est celui de la mer qui me vient, passant par l’avenue des Thermes d’Antonin et s’en allant vers l’Ariana ou la Marsa.
J’aime le sentir sur mes jambes, j’ai bronzé, il fait chaud, et malgré la douche le sel reste un peu sur mes bras et mes mains, je le goûte.
Ils lui ont donné le prénom de ma mère : la maison est là, blanche. A la chaux, cette odeur particulière, tous les deux ou trois ans, le peintre Filipo vient l’enduire, en sifflotant, repasse une couche de bleu tendre sur les portes de la maison et le fer forgé de la grille d’enceinte qui donne sur l’avenue. J’aime penser à ces moments-là, tu vois, ces moments-là, la fin du jour, ma mère est là, elle entend ce qu’on lui dit, ce qu’on lui propose, au sujet de ces deux êtres-là, qui n’ont pas un mois d’âge. Je me souviens de son regard, elle chantait de temps à autre. Son rire, oui. Ses pas de danse, aussi, oui. Parfois, la colère la prenait. Je me souviens, parfois, oui et je me dis que j’ai bien de la chance d’avoir été enfanté par cette femme qui a eu le front, à tous, de leur dire non.
Pierre Cohen Hadria
qui prend ma place
comme je prends la sienne,
ce jour
La liste des autres vases communicants de décembre est visible ICI grâce à Brigitte Célérier , irremplaçable !
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Messages
1. Pierre Cohen Hadria, dans Entre la fin quarante neuf et la fin cinquante (#vasesco de décembre 2013), 6 décembre 2013, 01:19, par brigitte celerier
c’est délicat et beau, et le texte et les images de Christine sont superbes aussi.
J’en reste à vous pour ce soir. Merci
2. Pierre Cohen Hadria, dans Entre la fin quarante neuf et la fin cinquante (#vasesco de décembre 2013), 6 décembre 2013, 09:40, par nane beauregard
Tres beau texte, touchant. Mon ecole etait rue de Marseille et ma maison pas loin, je crois que cette nuit j’y retournais justement.
merci pour ces mots.
3. Pierre Cohen Hadria, dans Entre la fin quarante neuf et la fin cinquante (#vasesco de décembre 2013), 6 décembre 2013, 11:08, par Dominique Hasselmann
La mère est parfois un mur : abri et résistance...
L’évocation tient par les jointures entre mots et photos.
4. #vasesco de décembre 2013, 6 décembre 2013, 19:42, par PCH
Merci de vos mots, passages et attentions, à tous, et à toi Christine pour l’accueil
5. Pierre Cohen Hadria, dans Entre la fin quarante neuf et la fin cinquante (#vasesco de décembre 2013), 6 décembre 2013, 19:45, par louise Imagine
Tant de délicatesse, dans tes textes. Et l’émotion de lire et lire encore. Merci !